Un cadavre
inattendu
Thomas le Rouge - qu'on nommait ainsi à cause du roux flamboyant de ses
cheveux - avançait sans bruit au milieu des fougères. L'approche de la
nuit et un vilain temps de novembre avaient beau obscurcir le sous-bois,
il se méfiait. Les clairières se multipliaient dangereusement dans la
forêt aux abords de l'abbaye de Hautefage, comme souvent près des terres
récemment défrichées.
Il s'entêtait, pourtant, à braconner dans ce coin
car les moines fermaient les yeux, au contraire de leur puissant voisin,
messire Raymond, seigneur de la vicomté de Pleaux. Celui-là, il ne faisait
pas bon s'aventurer sur ses terres que surveillaient les hommes du prévôt
Guillaume Taillefer ! Le bien nommé. Dur aux pauvres gens, cœur de pierre.
Thomas en cracha de dégoût, ce qui le soulagea.
Puis il se glissa
derrière un gros genévrier. Il avait posé là un collet. Est-ce qu'un lapin
se serait pris ? Il l'espérait. La faim le tenaillait. Comme beaucoup
d'autres en ce temps de grande misère.
Depuis qu'avaient recommencé sur
ces rebords des monts d'Auvergne les chevauchées militaires du roi Henri
II d'Angleterre, duc l'Aquitaine par sa femme Aliénor, des bandes de
mercenaires se répandaient dans les campagnes, brigands autant que
soldats, pillant les biens, les troupeaux, les récoltes, brûlant les
maisons, harcelant les bourgs, rançonnant les abbayes, ici un jour, là le
lendemain. Ils s'abattaient soudain sur vous comme la grêle qui dévaste
une vigne et épargne l'autre. Sait-on pourquoi ?
À cette pensée,
Thomas le Rouge toucha vivement dans la bourse accrochée à ses braies,
sous son gros surcot de futaine, la médaille en cuivre de saint Donat qui
protège de la foudre et voisinait, pour l'heure, avec un clou rouillé, un
bout de fil de chanvre et une lame de couteau ébréchée.
Le collet était
vide. Thomas soupira. Les lapins devenaient de plus en plus malins ou bien
ils fuyaient eux aussi les soldats ! C'est alors qu'il aperçut le grand
bâton des pèlerins de Saint-Jacques, le bourdon, tombé là, en travers du
lierre, comme un bois mort de plus. Aucune besace n'y était pendue, aucune
gourde même vide. Thomas le regretta, mais le bâton était quand même bon à
prendre. Il le ramassa.
Et il restait là, songeur. Quel pèlerin peut
ainsi abandonner le bourdon qui lui sert d'enseigne ? Puis il aperçut les
chevaux, deux beaux chevaux, des chevaux de seigneur, à trois coudées de
lui, derrière les ronciers. Pour un peu, il tombait sur eux ! Et où
étaient les cavaliers?
Il écarta doucement les ronces, risqua un œil et
se rejeta vivement en arrière, effrayé à l'idée qu'on puisse le
surprendre. Les deux cavaliers tiraient hors d'un buisson le cadavre d'un
pèlerin - il avait encore son chapeau à coquille accroché au cou.
L'avaient-ils tué et où l'emmenaient-ils ? Car, à présent, ils le
traînaient.
La curiosité l'emportant sur la peur, Thomas le Rouge
décida de les suivre et de tenter de voir leurs visages. Mais auparavant,
il cacha le bourdon sous des branches mortes. Il voulait être sûr de le
retrouver.