la légende d'Apollon et Marsyas

 

La légende de Marsyas et Apollon, sarcophage, marbre, Musée du Louvre, © photo Patricia Carles

 Deux légendes contradictoires s'opposaient dans l'Antiquité, pour expliquer l'origine de la flûte double. L'une d'elle en attribuait l'invention à Athéna, qui l'aurait fabriquée avec des os de cerf au cours d'un banquet des dieux ; l'autre l'attribuait à Marsyas, le Silène phrygien. La tradition finit par concilier ces deux mythes d'origine en laissant à la déesse le mérite de l'invention et en réduisant le rôle du Silène à celui d'une malheureuse découverte qui allait lui coûter la vie et lui valoir un horrible supplice. Le sculpteur a représenté Athéna à gauche du sarcophage, avec son casque et son bouclier, regardant Marsyas d'un oeil courroucé.

 
 
 Car le Silène, en ramassant la flûte que la déesse avait jetée, a commis un outrage irréparable. Il ignorait en effet qu'Héra et Aphrodite, la voyant gonfler les joues pour souffler dans l'instrument, s'étaient moquées d'elle. Intriguée, Athéna s'était immédiatement rendue en Phrygie pour se mirer dans un ruisseau ou dans une fontaine. Constatant que ses rivales disaient vrai, elle avait jeté la flûte de dépit dans l'eau en menaçant d'un châtiment terrible celui qui la ramasserait. Or voilà que le silène Marsyas découvrit la flûte et se mit à en tirer des sons mélodieux...

 
   
 Enchanté par la musique de son intrument, Marsyas osa défier Apollon, qu'il avait rencontré à la cour du roi Midas, d'en produire une aussi belle avec sa cithare. Il fut convenu que le vaincu serait à la merci du vainqueur et que les Muses seraient les arbitres de la compétition. C'est l'une d'elles que l'on voit ici tendre l'oreille. Apollon, que le sculpteur a montré ici couronné par une Victoire ailée, eut toutes les peines du monde à emporter les suffrages. Furieux d'avoir été mis en délicatesse par son rival, il ordonna à un esclave scythe de l'attacher à un pin et de l'écorcher vif, comme le montre la dernière scène de ce sarcophage.

 
   
 Quand sa colère fut apaisée, Apollon se repentit néanmoins de sa cruauté, il arracha les cordes de sa lyre et la déposa, avec l'aulos de Marsyas, dans l'antre de Bacchus auquel il consacra les deux instruments. Ovide raconte dans Les Métamorphoses que les divinités champêtres pleurèrent tant sur le corps du silène que leurs larmes formèrent un fleuve : "Les demi-dieux des bois, des monts et des vergers, les nymphes, les sylvains, les faunes, les bergers, les satyres, le pleurèrent ensemble. Trempée de leurs larmes, la terre les rassemble, elle forme un nouveau fleuve, au cours limpide et clair, qui va, sous son nom, se perdre dans la mer."

 
   
 Ce sont ces divinités champêtres que l'on voit sur le sarcophage. Aux pieds d'Apollon, le sculpteur a représenté l'allégorie du fleuve ainsi formé aux traits de Marsyas. Le Silène tient, de sa main gauche, un vase d'où sort le flot nouvellement formé. La peau de Marsyas, dit la légende, fut emportée à Célènes, en Phrygie, où on en fit une outre qu'on accrocha à une colonne ; chaque fois que l'on jouait de la flûte à proximité, l'outre frémissait alors qu'elle restait immobile au son des cordes de la lyre ou de la cithare, en souvenir de la rivalité qui avait opposé les deux musiciens.

   
 En réalité, Marsyas était, à l'origine, un dieu phrygien ayant l'aspect d'un âne et non d'un homme, c'est pourquoi il porte une dépouille d'âne sur le dos. "L'histoire de son supplice est celle du sacrifice d'un âne, écrit Reinach. Or nous savons par Pindare que les ânes étaient sacrifiés à Apollon dans la Grèce du Nord, patrie primitive des Phrygiens. On chercha le motif de ce supplice, considéré comme un châtiment et non plus comme un rite ; on le trouva dans la nature de l'âne, ennemi de la musique et des Muses. Quand la légende, en se transformant eut humanisé Marsyas, l'ennemi de la Musique devint le musicien rival d'Apollon." (1)

 
   
Il est vrai que le braiement des ânes n'a rien de mélodieux. Mais la lutte de Marsyas contre Apollon témoigne surtout de la rivalité musicale de la Phrygie, où la flûte était privilégiée, et du reste de la Grèce, en particulier de l'Attique, qui lui préférait les cordes. "Le rôle prépondérant de la flûte dans les cultes asiatiques, l'antagonisme de la flûte et de la cithare, devenu très vif à Athènes au V° siècle, contribuèrent à fixer et à populariser la légende sous la forme où nous l'ont transmise les anciens." (1) Les artistes de l'antiquité ont fréquemment reproduit cet épisode de la légende : on le trouvait sur l'Acropole d'Athènes, à Delphes, mais aussi à Rome, dans le temple de la Concorde, sur un tableau de Zeuxis représentant Marsyas garroté.

 
   
On avait érigé des statues de Marsyas sur le forum romain et dans plusieurs colonies, près des tribunaux. Les avocats qui gagnaient leur cause venaient le remercier de leur succès en couronnant la statue du dieu comme s'il incarnait désormais les jugements sévères mais justes ; d'autres faisaient de même pour le rendre favorable à leur plaidoierie en sa qualité de joueur de flûte hors-pair ! Marsyas incarne néanmoins, le plus souvent, l'ignorance vaniteuse que vient sanctionner un châtiment aussi sévère qu'immédiat.

 
   
(1) Reinach Salomon. Les deux épisodes de la légende de Marsyas, le Silène phrygien. In: Comptes-rendus des séances de l'année.. - Académie des inscriptions et belles-lettres, 55e année, N. 2, 1911. pp. 147-148.