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Voici le récit de cet épisode tel qu'on le trouve dans le poème épique d'Homère, L'Iliade
Hermès dit à Priam
: " Zeus lui-même m'a placé auprès de
toi pour te servir de guide. Mais je vais repartir ; je ne m'offrirai
pas aux regards d'Achille : on trouverait mauvais qu'un dieu immortel
montrât à des mortels faveur si manifeste. Entre,
toi, et saisis les genoux d'Achille, et supplie-le, au nom de
son père, de sa mère aux beaux cheveux, de son fils,
si tu veux émouvoir son cur. "
Ayant ainsi parlé, Hermès s'en retourne vers le
haut Olympe, cependant que Priam saute du char à terre.
Le vieillard va droit à la maison, à l'endroit àù
se trouve assis Achille. Il l'y trouve, et seul : ses compagnons
sont à l'écart. Aucun ne voit entrer le grand Priam.
Il s'arrête près d'Achille, il lui embrasse les genoux,
il lui baise les mains - ces mains terribles, meurtrières,
qui lui ont tué tant de fils !
Priam supplie Achille en disant : " Souviens-toi de ton père,
Achille pareil aux dieux. Il a mon âge, il est, tout comme
moi, au seuil maudit de la vieillesse. Des voisins l'entourent,
qui le tourmentent sans doute, et personne près de lui,
pour écarter le malheur, la détresse ! Mais il a
du moins, lui, cette joie au cur, qu'on lui parle de toi
comme d'un vivant, et il compte chaque jour voir revenir son fils
de Troie. Mon malheur, à moi, est complet. J'ai donné
le jour à des fils, qui étaient des braves, dans
la vaste Troie : et je songe que d'eux, aucun ne m'est resté.
Ils étaient cinquante, le jour où sont venus les
Grecs. Le seul qui me restait, pour protéger la ville et
ses habitants, tu me l'as tué hier, défendant son
pays - Hector. C'est pour lui que je viens, pour te le racheter.
Je t'apporte une immense rançon. Va, respecte les dieux,
Achille, et, songeant à ton père, prends pitié
de moi. Plus que lui encore, j'ai droit à la pitié
; j'ai osé, moi, ce que jamais encore n'a osé mortel
ici-bas : j'ai porté à mes lèvres les mains
de l'homme qui m'a tué mes enfants. "
Il dit, et chez Achille il fait naître un désir de
pleurer sur son père. Il prend la main du vieux et doucement
l'écarte. Tous les deux se souviennent : l'un pleure longuement
sur Hector. Achille pleure sur son père, sur Patrocle aussi
par moments ; et leurs plaintes s'élèvent à
travers la demeure. Mais le moment vient où le divin Achille
a satisfait son besoin de sanglots ; le désir en quitte
son cur et ses membres à la fois. Brusquement, de
son siège il se lève, il prend la main du vieillard,
il le met debout : il s'apitoie sur ce front blanc, sur cette
barbe blanche. Puis, prenant la parole, il dit ces mots ailés
:
" Malheureux ! que de peines auras-tu endurées dans
ton cur ! Comment donc as-tu osé venir, seul, aux
nefs achéennes, pour m'affronter, moi, l'homme qui t'a
tué tant de si vaillants fils ? vraiment ton cur
est de fer. Allons ! viens, prends place sur un siège ;
laissons dormir nos douleurs dans nos âmes, quel que soit
notre chagrin. On ne gagne rien aux plaintes qui glacent les curs,
puisque tel est le sort que les dieux ont filé aux pauvres
mortels : vivre dans le chagrin, tandis qu'ils demeurent, eux,
exempts de tout souci
Va, endure ton sort, ne te lamente
pas sans répit en ton âme. Tu ne gagneras rien à
pleurer sur ton fils ; tu risques, au lieu de le ressusciter,
de t'attirer quelque nouveau malheur. "
Le vieux Priam pareil aux dieux répond : " Non, ne
me fais pas asseoir sur un siège, nourrisson de Zeus, quand
Hector est toujours, sans que nul s'en soucie, étendu là,
dans ta baraque. Ah ! plutôt, rends-le moi sans délai,
qu'enfin je le voie de mes Yeux, et, pour ce, agrée la
large rançon que nous t'apportons. Puisses-tu en jouir
et rentrer dans ta patrie ! "
Iliade, XXIV
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