Le cheval de bois et la ruse de Sinon

 

 

Lors, en tête d'une importante troupe qui l'escorte, Laocoon dévale, tout excité, du sommet de la citadelle, et de loin s'écrie : "Malheureux, quelle est cette immense folie, mes amis ? Croyez-vous les ennemis partis ? Pensez-vous que des Danaens un seul présent soit exempt de pièges ? Ne connaissez-vous pas Ulysse ? Ou bien des Achéens sont enfermés et cachés dans ce cheval de bois, ou bien cette machine a été fabriquée pour franchir nos murs, observer nos maisons, et s'abattre de toute sa hauteur sur la ville, ou bien elle recèle un autre piège : Troyens, ne vous fiez pas au cheval. De toute façon, je crains les Danaens, même porteurs de présents.' Et cela dit, de toutes ses forces, il fait tournoyer une longue pique vers le flanc du monstre et son ventre courbe fait de poutres jointes. Elle s'y fiche en vibrant, les côtés en sont ébranlés, tandis que résonnent et gémissent ses profondes cavernes. Sans les arrêts des dieux, sans l'aveuglement de nos esprits, il nous eût poussé à profaner de nos lances les cachettes des Argiens, Troie maintenant serait debout, et tu subsisterais, altière citadelle de Priam !

Entre-temps, on aperçoit un homme, les mains liées derrière le dos; des bergers dardaniens le traînaient vers le roi au milieu des cris. Cet inconnu s'était spontanément présenté à eux sur la route, dans ce but précis et pour ouvrir Troie aux Achéens; il était plein de détermination, et tout aussi résolu à mener à bien ses ruses qu'à affronter une mort certaine. Poussés par la curiosité, les jeunes Troyens se ruent de toutes parts, entourent le prisonnier, le maltraitent à l'envi. Écoute maintenant les fourberies des Danaens, et connais-les tous, à partir du crime d'un seul.

Donc, dès qu'il fut au centre des regards, bouleversé, sans armes, il s'arrêta, parcourut des yeux les troupes phrygiennes, et dit : " Hélas ! quelle terre désormais, quelles mers pourraient m'accueillir ?Que reste-t-il maintenant au malheureux que je suis ? Je n'ai plus de place nulle part chez les Danaens, et de plus, les Dardanides, hostiles, exigent pour moi la peine de mort.' Ces plaintes retournent nos esprits, toute pression retombe. Nous l'invitons à parler : quelle est sa race, que propose-t-il, quelle confiance faire à un captif ? qu'il s'explique ! [Lui, finalement abandonnant toute crainte, dit :] 'Assurément, roi, quoi qu'il advienne, tout ce que je te dirai sera la vérité; je ne cacherai pas que je suis de race argienne; c'est la première chose; et si la Fortune a fait de Sinon un malheureux, si mauvaise soit-elle, elle n'en fera ni un fourbe ni un menteur. Peut-être, au hasard d'une conversation, un nom a-t-il frappé tes oreilles, celui de Palamède, ce descendant de Bélus, à la gloire bien connue. Les Pélasges, l'accusant injustement de trahison sur la foi d'une infâme dénonciation, envoyèrent cet innocent au supplice, parce qu'il s'opposait à la guerre; et maintenant qu'il est privé de lumière, ils le pleurent. Comme compagnon de cet homme, mon proche par les liens du sang, mon pauvre père m'avait envoyé ici, à la guerre, dès mon tout jeune âge. Tant que Palamède fut à l'abri dans son royaume, et resta influent dans les assemblées des rois, mon nom aussi était connu, je jouissais d'un certain renom. Depuis que la haine du perfide Ulysse - je ne dis que des choses connues --, l'a éloigné des rives terrestres, j'ai traîné, dans l'affliction, une vie obscure et endeuillée, m'indignant en moi-même de la chute d'un ami innocent. Et fou que j'étais, je ne me suis pas tu, et me suis promis, si le destin le permettait, si je rentrais vainqueur à Argos, ma patrie, d'être son vengeur. Par ces paroles, j'ai suscité d'âpres haines; c'est ainsi que j'ai commencé à glisser dans le malheur : Ulysse sans cesse m'accablait de nouveaux griefs, faisait courir dans le peuple des sous-entendus, et, préparant son coup, fourbissait ses armes. En effet il ne s'arrêta pas avant d'avoir, avec la complicité de Calchas… Mais pourquoi donc ressasser en vain ces souvenirs désagréables ? Ou pourquoi traîner ? Si vous jugez tous les Achéens à la même aune, s'il vous suffit d'entendre ce nom, infligez-moi sur le champ ma punition : c'est le vœu de l'homme d'Ithaque, et les Atrides le payeraient cher. "

Alors, nous brûlons véritablement de l'interroger, de comprendre, dans notre ignorance de si grands forfaits et de la fourberie pélasgique. Il poursuit alors en tremblant, et, le cœur plein de duplicité, dit :" Souvent les Danaens ont voulu s'enfuir, abandonner Troie, et s'éloigner, épuisés qu'ils étaient par cette guerre sans fin. Ah ! Que ne l'ont-ils fait ! Souvent l'âpre hiver régnant sur la mer les a retenus, et quand ils voulaient se mettre en route, l'Auster les effrayait. Puis surtout, quand déjà ce cheval en planches d'érable était dressé, les nuages ont grondé dans toute l'immensité du ciel. Indécis, nous envoyons Eurypyle interroger les oracles de Phébus; il rapporte du sanctuaire les tristes paroles que voici : "Par le sang d'une vierge immolée, Danaens, vous avez apaisé les vents, lorsque vous abordâtes pour la première fois aux rives d'Ilion; dans le sang aussi, vous devrez chercher le retour; il vous faut sacrifier une âme argienne". Dès que l'oracle frappe les oreilles des assistants, ils restent stupéfaits; un tremblement glacé les parcourt jusqu'aux os. De qui préparait-on la mort ? Quelle victime réclamait Apollon ? Lors l'homme d'Ithaque, dans un grand brouhaha, entraîne le devin Calchas au milieu de l'assistance; il exige de connaître ces ordres des dieux. Déjà beaucoup me prédisaient le forfait cruel de cet homme plein d'astuces, et, en silence, pressentaient ce qui arriverait. Durant dix jours, le devin se tait; retiré chez lui, il refuse de prononcer la parole qui livrera un homme et l'enverra à la mort. Finalement, amené avec force cris par l'homme d'Ithaque, Calchas, comme convenu, rompt son silence, et me désigne pour l'autel.
Tous approuvèrent; et le sort que chacun redoutait pour soi tous acceptèrent qu'il tournât à la perte d'un seul malheureux. Déjà le jour fatidique était arrivé; près de moi, on dispose les objets rituels, les farines sales, et les bandelettes autour de mes tempes. Je me suis arraché à la mort, je l'avoue, j'ai brisé mes chaînes, et, près d'un lac boueux, dans l'obscurité de la nuit, je me suis tapi dans les roseaux jusqu'à leur départ, quand ils hisseraient les voiles ! Désormais, je n'ai plus aucun espoir de retrouver mon ancienne patrie, ni mes tendres enfants ni mon père, que j'ai tant souhaité revoir peut-être ces gens vont-ils les châtier à cause de ma fuite, et venger ma faute en mettant à mort ces malheureux ! Au nom des dieux d'en haut et des divinités qui savent la vérité, au nom aussi, si tant est qu'elle subsiste en un endroit du monde, de la bonne foi inviolée, aie pitié de si grandes épreuves, je t'en prie, aie pitié d'un cœur accablé par un sort immérité.

Devant ces larmes, nous lui laissons la vie, nous le prenons même en pitié. Le premier, Priam ordonne de retirer les fers de ses mains, de desserrer ses liens; il s'adresse à lui avec bienveillance : 'Qui que tu sois, oublie désormais ces Grecs que tu as quittés, tu seras des nôtres; et à mes questions réponds en toute vérité : Pourquoi avoir dressé ce cheval énorme ? Qui en est l'auteur ? Que veulent-ils ? Est-ce une offrande ? Une machine de guerre ? Priam s'était tu. Sinon, formé aux ruses et artifices des Pélasges, leva vers le ciel ses mains dégagées de leurs liens et dit : 'Feux éternels à la puissance inviolable, je vous prends à témoin; et vous, autels et glaives maudits auxquels j'ai échappé, et bandelettes sacrées que j'ai portées comme victime : j'ai le droit de renier mes engagements sacrés envers les Grecs, j'ai le droit de haïr ces hommes, et de révéler tous les secrets qu'ils peuvent cacher; aucune loi de ma patrie ne me retient désormais. Toi, du moins, respecte tes promesses, et une fois sauvée, ô Troie, garde-moi ta foi, si je dis vrai, pour tout ce que je t'apporte en échange. Tout l'espoir des Danaens, leur confiance dans la guerre entreprise a reposé, de tout temps, sur les secours de Pallas. Mais pourtant, dès le jour où l'impie fils de Tydée, et Ulysse, ce fauteur de crimes, ayant entrepris d'enlever du temple sacré le Palladium fatidique, eurent, après le massacre des gardes de la haute citadelle, saisi l'effigie sacrée, et de leurs mains baignées de sang, eurent osé toucher les bandelettes virginales de la déesse, dès ce jour, l'espoir des Danaens se mit à diminuer, s'écoulant et refluant, leurs forces se brisèrent, la faveur de la déesse se détourna. Et la Tritonienne le leur fit comprendre par des prodiges évidents. Sa statue venait d'être placée dans le camp : d'ardentes flammes embrasèrent ses yeux fixes; une sueur salée couvrit ses membres et par trois fois, miracle indicible, elle se souleva du sol, d'elle-même, avec son bouclier et sa lance qui tremblait. Aussitôt le devin Calchas s'écrie qu'il faut prendre la mer et fuir, que les Argiens n'anéantiront sous leurs traits Pergame que s'ils vont reprendre les auspices à Argos, et en ramènent le Palladium, qu'ils avaient emporté avec eux par-delà la mer, sur leurs nefs creuses. Maintenant, à la faveur du vent, ils ont regagné Mycènes, leur patrie, ils s'y arment et se ménagent la faveur des dieux, prêts à retraverser la mer, et à revenir à l'improviste. Voilà comment Calchas comprend les présages. Sur son conseil, au lieu du Palladium, en l'honneur de la divinité offensée, les Grecs ont dressé une statue pour expier leur funeste sacrilège. Toutefois Calchas a ordonné d'élever ce monument gigantesque de planches assemblées, et de le faire monter jusqu'au ciel, pour qu'il ne puisse franchir les portes, ni être introduit dans vos murs, ni assurer à votre peuple la protection de son culte ancestral. Car si de votre main vous aviez profané l'offrande à Minerve, un grand désastre (que les dieux retournent plutôt ce présage contre le devin !) en résulterait pour le royaume de Priam et les Phrygiens. Mais si vos propres mains avaient hissé le cheval dans votre ville, ce serait l'Asie même qui irait porter une guerre terrible sous les murs de Pélops; tel est le destin réservé à nos descendants !'

(Là se situe l'épisode de la mort de Laocoon interprétée par les Troyens comme la punition du sacrilège qu'il aurait commis contre la déesse Athéna)

Alors une frayeur nouvelle saisit tous les coeurs qui frissonnent : on di t que Laocoon a expié justement son crime, lui qui, de la pointe de son fer, a frappé le chêne sacré et lancé dans ses flancs un criminel javelot. On crie de tous les côtés qu'il faut conduire le colosse dans le sanctuaire et implorer la protection de la déesse...

Nous pratiquons une brèche dans nos murs et nous ouvrons les remparts de la ville. Tout le monde se met à la besogne : on glisse des roues sous les pieds du cheval, et on lui met au cou des cordages solides. La fatale machine franchit nos murs, portant dans ses flancs la guerre...

Enéide, Livre II