La fin de Troie et le songe d'Enée

 

 

Anne-Louis Girodet-Trioson
Hector apparaissant à Enée

crayon noir

Destiné d'abord à l'architecture puis à la carrière des armes, Girodet (1767-1824) s'intéressa à l'anatomie et à la perspective et fut remarqué du peintre David. Membre de l'école de David, il concourut dès l'âge de vingt ans pour le prix de Rome, obtint le second prix à vingt et un ans avec : Tatius assassiné au milieu d'un sacrifice à Lavinium, en présence de Romulus. Il triompha la troisième fois avec Joseph vendu -par ses frères, un tableau où l'on reconnaît la manière de David. Arrivé à Rome à l'âge de vingt trois ans, il renouvela son inspiration et peignit le Sommeil d'Endymion, une de ses meilleures toiles. Il quitta Rome pendant la tourmente révolutionnaire et gagna Naples où il réalisa des études de paysage qu'il utilisa plus tard dans des tableaux ou des dessins. De retour en France, il obtint un logement au Louvre. Il exposa au Salon de 1799 une Danaé, en 1806 une Scène du déluge qui remporta le prix et, en 1819, Pygmalion et Galatée qui lui valut de nombreux éloges.

Voici le récit qu'Enée fait de cet épisode dans l'Enéide du poète latin Virgile :

"C'était l'heure où le premier sommeil commence pour les mortels tourmentés, et par un bienfait des dieux, s'insinue avec tant d'agrément dans leur sens. Voilà qu'en songe je crus voir Hector m'apparaître, accablé de tristesse et versant des pleurs en abondance, tel qu'il était naguère, quand son bige le traînait noir d'une sanglante poussière et les pieds tout gonflés et liés par des courroies. Hélas en quel état il s'offrait à ma vue ! Qu'il était différent de cet Hector qui rentrait, revêtu des dépouilles d'Achille ou qui lançait les brandons phrygiens sur les poupes des Danaens! Il avait une barbe en broussaille, des cheveux agglutinés de sang, et sur le corps les blessures sans nombre qu'il avait reçues autour des murs de sa patrie. Il me semblait que, pleurant moi-même, j'adressais le premier la parole au héros et que j'exhalais ma douleur en ces termes.
« O lumière de la Dardanie, ô le plus sûr espoir des Teucères, quels si grands obstacles t'ont retenu ? De quels bords viens-tu, Hector si longtemps attendu ? Après tant de funérailles de tes compatriotes, après les épreuves de toutes sortes qu'ont subies ta ville et ses défenseurs, en quel état nous te revoyons ! Quel indigne outrage a troublé la sérénité de ton visage ? Que signifient ces blessures que je vois ? » Il ne répond rien et ne s'arrête pas à mes vaines questions, mais tirant du fond de sa poitrine de profonds gémissements : « Ah! fuis, dit-il, fils une déesse, et dérobe-toi à ces flammes. L'ennemi occupe nos murs : Troie s'écroule de son faîte altier. Nous avons assez fait pour la patrie et pour Priam. Si Pergame pouvait être défendue par le bras d'un mortel, ce bras l'eût encore défendue. Troie te recommande ses objets sacrés et ses Pénates. Prends-les pour compagnons de tes destins ; va chercher pour eux ces murs superbes, que tu élèveras enfin après avoir longtemps erré sur la mer. » Il dit, et, des profondeurs des sanctuaires, apporte dans ses mains les bandelettes, la puissante Vesta et le feu éternel.
Cependant, à l'intérieur des remparts, se confondent les deuils de toute sorte ; et, quoique la maison de mon père Anchise fût à l'écart et abritée par un rideau d'arbres, le bruit devient de plus en plus éclatant et le fracas des armes se rapproche. Je m'éveille en sursaut, monte au faîte du palais et prête au loin une oreille attentive. Ainsi, quand la flamme poussée par les Autans furieux vole sur la moisson, ou qu'un rapide torrent, dévalant des montagnes, ravage les champs, ravage les riants guérets et le travail des boeufs, et entraîne les forêts dans son cours impétueux : immobile, le berger, de la cime d'un rocher, s'étonne du bruit qui frappe ses oreilles. Alors la vérité se manifeste et les embûches des Danaens se découvrent. Déjà s'est écroulé le vaste palais de Déiphobe, devenu la proie de Vulcain... La lueur de l'incendie éclaire au loin la mer de Sigée. La clameur des guerriers et l'accent des clairons s'élèvent à la fois. Hors de moi, je saisis mes armes, ne sachant pas bien quel usage j'en ferai. Mais je brûle de rassembler une troupe pour combattre et de courir avec nos compagnons à la citadelle : la fureur et la colère précipitent mon courage, et je n'ai plus qu'une pensée, c'est de trouver une belle mort, les armes à la main.
Mais voici qu'apparaît Panthus, échappé aux traits des Achéens... Il porte ses objets sacrées et ses dieux vaincus, et, tirant par la main son petit-fils, il court éperdu vers la maison. « Où en est la bataille, Panthus ? Occupons-nous encore la citadelle ? » À peine avais-je ainsi parlé qu'il me répond en gémissant : « Il est arrivé le jour suprême, et l'inéluctable terme de la Dardanie. C'en est fait des Troyens, c'en est fait d'Ilion et de la gloire immense des Teucères ; Jupiter, farouche, a mis du côté d'Argos la victoire ; les Grecs sont les maîtres dans la cité en feu. Le cheval menaçant, dressé au milieu de nos murailles, vomit des hommes armés, et Sinon vainqueur sème partout l'incendie et l'insulte."

Enéide, livre II