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L'Égypte l'adore aujourd'hui comme une divinité
bienfaisante, et ses prêtres nombreux portent des robes
de lin.
On croit qu'Épaphus dut le jour à la nouvelle déesse,
et que Jupiter fut son père. La mère et le fils
partagent, en Égypte, les temples et les honneurs divins.
Épaphus, et Phaéthon, fils du Soleil, avaient même
âge et même caractère. Phaéthon, fier
de son origine, parlait avec orgueil, et ne cédait jamais
à son ami. Fatigué de sa présomption, "Insensé,
lui dit un jour Épaphus, vous ajoutez une trop grande foi
aux discours de votre mère; cessez de vous enorgueillir
d'un père supposé."
[755] Phaéthon rougit, et la honte sert de frein à
sa fureur. Il va raconter à Clymène, sa mère,
l'affront qu'il vient de recevoir : "Plaignez-moi d'autant
plus ajoute-t-il, que, malgré ma fierté, j'ai pu
dévorer cet outrage sans pouvoir le repousser. Ah ! si
réellement je suis issu du sang des dieux, donnez m'en
une preuve éclatante". Il dit, et, se jetant dans
les bras de sa mère, il la conjure par elle-même,
par la tête de Mérops son époux, et par l'hymen
de ses surs, de lui faire connaître son père
à des signes certains.
Qui dira si Clymène fut plus touchée des plaintes
de son fils, qu'elle ne fut irritée de se voir soupçonnée
d'imposture ? Elle élève ses mains vers le ciel,
et, fixant ses yeux sur le Soleil : "Je jure, mon fils, s'écria-t-elle,
par ces rayons qui nous éclairent, par ce Soleil qui nous
voit, et qui nous entend, que tu es le fils de cet astre qui féconde
l'univers. Si je mens, qu'il me refuse ses feux, et que sa lumière
brille à mes yeux pour la dernière fois. Tu peux
d'ailleurs aller facilement jusqu'au palais de ton père
: l'orient, où il réside, touche aux terres que
nous habitons; et si ton courage ne te trahit point, pars, le
Soleil te confirmera ta superbe origine."
À ce discours, Phaéton a tressailli de joie. Il
se croit déjà transporté dans les cieux.
Il traverse et les régions éthiopiennes qui lui
sont soumises, et les Indes placées sous la zone brûlante;
et bientôt il arrive à l'orient, au palais du Soleil.
Phaéthon (Les Métamorphoses, Livre I, 747-779)
Le palais du Soleil est soutenu par de hautes colonnes. Il est
resplendissant d'or et brillant du feu des pierreries. L'ivoire
couvre ses vastes lambris. Sur ses portes superbes rayonne l'argent;
mais le travail y surpasse la matière. Le dieu de Lemnos
y grava l'océan qui environne la terre, la terre elle-même,
et les cieux, voûte éclatante de l'univers.On y voit
les dieux des mers s'élever sur les ondes; on y distingue
Triton avec sa conque, l'inconstant Protée, et l'énorme
Égéon pressant de son poids les énormes baleines.
On y voit Doris et ses filles : plusieurs d'entre elles semblent
fendre les ondes, tandis que d'autres, assises sur des rochers,
font sécher leur humide chevelure, et que d'autres encore
voguent portées sur le dos des monstres marins. Elles n'ont
pas toutes les mêmes traits, et cependant elles se ressemblent;
on reconnaît qu'elles sont surs. La terre est couverte
de villes avec leurs habitants, de forêts et d'animaux,
de fleuves, de nymphes, et de divinités champêtres.
La sphère brillante des cieux, ayant à sa droite
et à sa gauche les douze signes du Zodiaque, couronne ce
merveilleux ouvrage.[19] À peine le fils de Clymène,
incertain de sa naissance, arrive au palais du Soleil, qu'il dirige
ses pas vers le dieu de la lumière; mais, ne pouvant soutenir
l'éclat qui l'environne, il s'arrête et le contemple
de loin. Couvert d'une robe de pourpre, Phébus est assis
sur un trône brillant d'émeraudes. À ses côtés
sont les Jours, et les Mois, et les Années, et les Siècles,
et les Heures séparées par d'égales distances.
Là paraît le Printemps couronné de fleurs
nouvelles; l'Été nu, tenant des épis dans
sa main; l'Automne encore teint des raisins qu'il a foulés;
et l'Hiver glacé, aux cheveux blancs qui se hérissent
sur sa tête.Assis au milieu de cette cour, le Soleil, de
cet il qui voit tout dans le monde, aperçoit Phaéthon
que tant de merveilles frappent de crainte et d'étonnement.
"Ô Phaéthon, digne fils du Soleil, quel est,
dit-il, le motif qui t'amène en ces lieux ?"[35] "Puissant
dispensateur du jour dans le vaste univers, ô Soleil, répond
Phaéthon, ô mon père ! si pourtant il m'est
permis de te donner ce nom, et si ma mère ne couvre pas
sa faute d'un mensonge spécieux, dissipe le doute qui assiège
mes esprits, et donne un gage certain de ma noble origine."Il
dit : et le Soleil détachant les rayons éblouissants
qui couronnent sa tête, commande à Phaéthon
de s'approcher; et le pressant sur son sein, il s'écrie
: "Oui, tu es mon fils, et tu mérites de l'être.
Clymène ne t'a point trompé; et, pour t'en convaincre,
je suis prêt à t'accorder le don que tu demanderas.
J'en atteste le Styx, à mes rayons inaccessible, mais garant
redoutable des promesses des dieux."[47] À peine il
achevait ces mots, que Phaéthon exprime le désir
de conduire, un seul jour, le char de son père, et de tenir
les rênes de ses coursiers. Le Soleil regretta son serment;
et laissant retomber trois fois sa tête sur son sein : "Tes
vux indiscrets, dit-il, ont rendu mon serment téméraire.
Que ne puis-je le rétracter ! Ô mon fils, le refus
de mon char serait, je l'avoue, le seul que je voudrais te faire.
Mais les conseils me sont au moins permis. Tu m'as trop demandé,
Phaéthon ! trop faible et trop jeune, tu ne pourrais réussir.
Tes destins sont d'un mortel, et tes voeux sont d'un dieu. Tu
oses même prétendre ce que les dieux ne pourraient
exécuter; et quelle que soit leur puissance, nul d'entre
eux ne se tiendrait ainsi que moi sur ce char embrasé;
non, pas même le maître de l'Olympe, Jupiter, qui
lance au loin la foudre de sa terrible main. Et cependant qu'avons-nous
de plus grand que Jupiter ?[63] "Ma carrière s'ouvre
par une route escarpée qu'ont peine à franchir mes
coursiers rafraîchis par le repos de la nuit. Le milieu
de ma course est dans les plus hautes régions du ciel;
et alors, quelque accoutumé que je sois à voir au-dessous
de moi la terre et l'immensité des mers, l'effroi fait
palpiter mon coeur et glace mon courage. La fin de ma carrière
est si rapidement inclinée, que, pour retenir mon char,
j'ai besoin d'une longue expérience; et Téthys elle-même,
lorsque je descends dans ses ondes, craint toujours que je n'y
sois précipité. Mais il est encore d'autres obstacles
à surmonter. Le ciel, par un mouvement constant, tourne
sur son axe; les astres sont entraînés dans sa marche
rapide, tandis que seul résistant à la force qui
les emporte, je suis dans les airs une route opposée.[74]
"Suppose un moment que je t'ai confié mon char, que
feras-tu ? pourras-tu, sans être emporté par leur
rapidité, résister à l'agitation des pôles
et de l'axe des cieux ? Tu te flattes peut-être de rencontrer
sur ta route des bocages sacrés, des villes et des temples
enrichis des dons offerts aux immortels; mais tu ne trouveras
partout que des périls et des monstres effrayants. Si tu
suis, sans t'égarer, la véritable voie, tu passeras
entre les cornes du Taureau, qui regarde à l'orient; tu
verras te menacer l'arc du Sagittaire, la gueule sanglante du
Lion, et l'affreux Scorpion, dont les bras couvrent une grande
partie du ciel; et le Cancer, qui, non loin de lui, mais d'un
autre côté, recourbe les siens. Comment d'ailleurs
régiras-tu mes coursiers impétueux, qui font jaillir
de leurs bouches et de leurs naseaux brûlants les feux qui
les animent ? Moi-même, j'ai peine à les gouverner
lorsque échauffés dans leur course ils résistent
au frein. Ô mon fils, crains d'obtenir de ton père
une trop funeste faveur. Révoque des voeux imprudents,
tandis qu'il en est temps encore. Tu demandes un témoignage
certain qui te fasse connaître l'auteur de tes jours : ah
! ce témoignage certain est dans le trouble de mes sens.
Reconnais-y l'inquiétude d'un père. Regarde ! elle
se peint sur mon front attristé. Et que ne peux-tu lire
dans mon coeur, et voir de quelles tendres sollicitudes il est
agité ! Cherche ce que le monde renferme de plus précieux.
Choisis et demande ce qu'ont de plus rare et la terre, et la mer,
et les cieux ! je l'offre à tes désirs. Je ne te
refuse qu'une seule grâce, parce qu'elle serait pour toi
moins un honneur qu'un châtiment. Ô Phaéthon,
tu crois requérir un bienfait, et c'est ta perte que tu
demandes. Jeune insensé ! pourquoi me presser dans tes
bras ? N'en doute point, tu seras satisfait : je l'ai juré
par le fleuve des enfers : mais, encore une fois, forme des voeux
moins indiscrets."[103] Apollon a cessé de parler;
mais Phaéthon rejette ses conseils. Il persiste dans sa
demande, et brûle de monter sur le char de son père.
Après avoir inutilement et longtemps différé,
Apollon cède enfin, et le conduit aux lieux où est
le char, ouvrage et présent de Vulcain. Le timon, l'essieu,
les roues étaient d'or, et les rayons d'argent. Partout
étincellent les pierres précieuses qui réfléchissent
l'ardente lumière du Soleil.Mais tandis que l'audacieux
Phaéthon admire la richesse du travail et celle de la matière,
la vigilante Aurore ouvre les portes resplendissantes de l'orient;
elle sort de son palais de roses : et l'Étoile de Vénus
rassemblant les astres de la nuit, les chasse devant elle, et
quitte enfin les cieux.Dès que le Soleil voit sur l'univers
rougir la lumière naissante, et dans elle s'évanouir
le croissant de Phébé, il commande aux Heures rapides
d'atteler ses coursiers. Soudain ces déesses légères
obéissent à sa voix : elles conduisent les coursiers
rassasiés des sucs de l'ambroisie, et qui reçoivent
le frein retentissant.[122] Apollon verse une essence céleste
sur le front de Phaéthon, pour qu'il puisse supporter l'ardeur
des feux qui l'environneront. De sa couronne rayonnante il ceint
la tête de son fils; et laissant échapper des soupirs,
présage de son deuil : "Si du moins, dit-il, tu daignes
écouter et suivre les conseils de ton père, ô
mon fils, fais plus souvent usage du mors que de l'aiguillon.
D'eux-mêmes mes coursiers sont rapides, mais il est difficile
de modérer leur ardeur. Garde-toi de suivre la ligne droite
qui coupe les cinq zones : il est un chemin tracé par une
ligne oblique sur les trois zones du milieu; il s'y termine, et
ne s'étend ni vers le pôle Austral, ni vers l'Ourse
glacée. C'est là qu'il faut marcher; là tu
verras encore les traces de mes roues. Mais, afin que la terre
et le ciel reçoivent une égale chaleur, prends garde
de trop descendre, ou de trop t'élever dans les plaines
de l'éther; tu embraserais la voûte céleste,
ou la terre serait consumée par les flammes. Le milieu
est le chemin le plus sûr. Crains de te laisser entraîner,
à droite, dans les nuds du Serpent; crains, à
gauche, de toucher à l'Autel. Marche à une égale
distance de ces constellations. J'abandonne le reste à
la fortune. Qu'elle te favorise; et, mieux que toi, qu'elle veille
au salut de tes jours ! Mais tandis que je parle, la nuit humide
a touché les bords de l'Hespérie, où s'arrête
son cours. Je ne puis tarder plus longtemps; l'univers attend
ma présence. Déjà l'Aurore a chassé
les ombres, elle brille : saisis les rênes; ou si ta résolution
n'est pas invincible, use de mes conseils plutôt que de
mon char. Aucun danger ne te presse dans ce palais; et puisque
tu n'es pas encore assis sur mon char, objet d'une ambition trop
imprudente, laisse-moi dispenser la lumière au monde, et
contente-toi d'en jouir."[150] Mais Phaéthon impatient
s'élance sur le char; il s'y place, et joyeux il déploie
les rênes confiées à ses mains; il rend grâces
à son père, qui, malgré lui, cédait
à ses désirs.Cependant les rapides coursiers du
Soleil, Pyrois, Éoiis, Éthon, et Phlégon
font retentir, de leurs hennissements, l'air qu'ils remplissent
d'une haleine enflammée, et frappent du pied les barrières
du monde. Téthys les ouvre, et ne prévoyant pas
le sort de son petit-fils, elle rend libre l'immense carrière
des cieux. Les coursiers s'y précipitent; ils fendent,
d'un pied vainqueur, les nuages qui s'opposent à leur passage;
et, secondés par leurs ailes légères, ils
devancent les vents qui sont avec eux partis de l'orient. Ils
ignorent pourquoi le char devenu plus léger n'a pas son
poids accoutumé. Tel qu'un vaisseau dont le lest est trop
faible devient le mobile jouet des flots, tel le char du Soleil,
comme s'il était vide, roule par bonds et saute dans les
airs. Les, coursiers étonnés s'en aperçoivent;
ils abandonnent la route ordonnée; ils ne courent plus
dans l'ordre accoutumé. Phaéthon s'épouvante;
il ne sait de quel côté tourner les rênes;
il ignore le chemin qu'il faut suivre : et que lui servirait de
le savoir ? ses coursiers sont indociles à sa voix.[171]
Alors, pour la première, fois, les étoiles glacées
du septentrion sentirent les rayons du Soleil, et vainement elles
cherchèrent à se plonger dans l'océan, qu'elles
ne peuvent approcher. Le Serpent placé près du pôle,
et jusqu'alors toujours engourdi, et jamais redoutable, s'échauffa,
et s'anima de nouvelles fureurs. Et toi, paresseux Bouvier, malgré
ta lenteur ordinaire, et malgré les soins de ton chariot,
l'effroi, dit-on, hâta ta marche, et précipita tes
pas languissants.[178] Du haut des airs, l'infortuné Phaéthon
voit la terre disparaître dans un profond éloignement.
Il pâlit; ses genoux chancellent, et, dans un océan
de lumière, les ténèbres couvrent ses yeux.
Oh ! qu'alors il voudrait n'avoir jamais vu les chevaux de son
père, n'avoir jamais voulu éclaircir le mystère
de sa naissance ! Il désirerait que le Soleil eût
rejeté sa demande; il serait content d'être appelé
fils de Mérops. Mais le char l'emporte comme un vaisseau
battu de la tempête, et dont le pilote impuissant abandonne
le gouvernail à la fortune et aux vents. Que fera- t-il
? Il mesure, dans son effroi, et la route immense qu'il a franchie,
et celle plus grande encore qu'il lui faut parcourir. Il regarde
déjà loin derrière lui, l'orient, où
le destin lui défend de retourner; il regarde l'occident,
où il ne doit point arriver. Incertain de ce qu'il doit
faire, il frémit. Il tient encore les rênes, mais
il ne les régit plus. Il ignore même le nom de ses
coursiers. Il ne voit partout, dans les plaines du ciel, que des
prodiges et, des monstres affreux. Ici, le Scorpion prolonge en
deux arcs ses bras, recourbe sa queue, et à lui seul remplit
l'espace de deux signes. Il voit le monstre, couvert de sueur
et d'un venin brûlant, le menacer du dard dont sa queue
est armée. À cet aspect horrible, l'effroi glace
sa main, et sa main laisse échapper les rênes. Aussitôt
que les coursiers les sentent battre et flotter sur leurs flancs,
ils s'abandonnent, et s'égarent, sans guide, à travers
les airs. Ils volent dans des régions inconnues, tantôt
emportant le char jusqu'aux astres de l'éther, tantôt
le précipitant dans des routes voisines de la terre. Phébé
s'étonne de voir le char de son frère rouler au-dessous
du sien; et déjà s'exhalent en fumée les
nuages brûlants.[210] Les montagnes s'embrasent. La chaleur
dessèche la terre, qui se fend, s'entrouvre, et perd ses
sucs vivifiants. Les prairies jaunissent; les arbres sont consumés
avec leurs feuillages; les moissons desséchées fournissent
un aliment à la flamme qui les détruit. Mais ce
sont là les moins horribles maux. Un vaste incendie dévore
les cités, leurs murailles et leurs habitants; il réduit
en poudre les peuples et les nations; il consume les forêts;
il pénètre les montagnes: tout brûle, l'Athos,
et le Taurus; le Tmolus, et l'Oeta; l'Ida, célèbre
par ses fontaines, dont la source est maintenant tarie; et l'Hélicon,
chéri des Muses; et l'Hémus, qu'Orphée n'a
pas encore illustré. L'Etna voit redoubler les feux qui
s'agitent dans ses flancs; les deux cimes du Parnasse s'enflamment,
ainsi que l'Éryx, le Cynthe et l'Othrys, et le Rhodope,
qui voit fondre enfin ses neiges éternelles; et le Mimas,
le Dindyme, le Mycale, et le Cithéron, destiné aux
mystères de Bacchus. Les glaces de la Scythie la protègent
en vain. Le Caucase est en feu. Les flammes en fureur gagnent
l'Ossa, le Pinde, et l'Olympe, plus grand que tous les deux, et
les Alpes, qui s'élèvent jusqu'aux cieux; et l'Apennin,
qui supporte les nues.[227] Phaéthon ne voit dans tout
l'univers que des feux; il n'en peut plus longtemps soutenir la
violence. Il ne sort de sa bouche qu'un souffle brûlant,
semblable à la vapeur qui s'élève d'une fournaise
ardente. Il voit son char qui commence à s'embraser. Il
se sent étouffé par les cendres et par les étincelles
qui volent et montent jusqu'à lui. Une épaisse et
noire fumée l'enveloppe de toutes parts. Il ne distingue
ni les lieux où il est, ni la route qu'il tient; et il
se laisse emporter à l'ardeur effrénée de
ses coursiers.[235] Alors, dit-on, le sang des Éthiopiens,
attiré, par la chaleur, à la superficie de leur
corps, leur donna cette couleur d'ébène qui depuis
leur est devenue naturelle. Alors la Libye, perdant à jamais
sa féconde humidité, devint un désert de
sables brûlants. Alors les Nymphes, les cheveux épars,
pleurèrent leurs fontaines taries et leurs lacs desséchés.
La Béotie chercha vainement la source de Dircé;
Argos, celle d'Amymone; Éphyre, celle de Pyrène.
L'incendie avait atteint les fleuves au lit le plus vaste et le
plus profond, le Tanaïs fumant au milieu de ses flots; le
vieux Pénée; le Caïque baignant les champs
de Teuthranie; l'impétueux Isménos, l'Érymanthe,
qui coule dans la Phocide; le Xanthe, qui devait s'embraser une
seconde fois, le Lycormas, qui roule des sables jaunes dans l'Étolie;
le Méandre, qui se joue dans ses bords sinueux; le Mélas,
qui arrose la Mygdonie; et l'Eurotas, si voisin du Ténare.
L'Euphrate, qui baigne les murs de Babylone; l'Oronte, qui descend
du Liban; le rapide Thermodon, et le Gange, et le Phase, et le
Danube roulent des flots brûlants. L'Alphée est embrasé;
la flamme brille sur les deux rives du Sperchius. L'or qu'entraîne
le Tage devient liquide, et coule avec ses eaux. Les cygnes, dont
le chant harmonieux réjouit les rives méoniennes,
brûlent dans les eaux du Caystre. Le Nil épouvanté
remonte aux extrémités de la terre, où depuis
il a caché sa source. Les sept bouches de ce fleuve sont
des canaux desséchés dans des vallées stériles.
Le même embrasement se communique aux fleuves de Thrace,
l'Hèbre et le Strymon; aux fleuves de l'occident, le Rhin,
le Rhône, l'Éridan, et le Tibre, auquel les dieux
ont promis l'empire du monde.[260] La terre est entrouverte de
toutes parts; la lumière, pénétrant au séjour
des ombres, épouvante le roi des Enfers, et Proserpine
son épouse. L'océan resserre au loin ses rivages
: une grande partie de son lit n'est qu'une plaine de sables arides.
Les montagnes jusqu'alors cachées au vaste sein des mers
élèvent au-dessus des flots leurs cimes, et augmentent
le nombre des Cyclades. Les poissons cherchent un asile dans les
gouffres de l'onde; et les dauphins, à la queue recourbée,
n'osent plus monter à la surface des eaux. Les monstres
marins languissent, étendus sans mouvement, dans les profonds
abîmes. On dit même qu'alors Nérée,
Doris et ses filles, se cachèrent dans leurs antres brûlants;
que Neptune éleva trois fois ses bras et sa tête
courroucée au-dessus des flots, et que trois fois il les
y replongea, vaincu par les feux qui embrasaient les airs.Cependant
la Terre voyant diminuer la masse des eaux qui l'environnent,
et les fontaines se retirer dans son sein, comme dans celui de
leur mère commune, soulève sa tête autrefois
si féconde, et maintenant aride et desséchée.
Elle couvre son front de sa main; elle s'émeut, et le monde
est ébranlé; et bientôt retombant au-dessous
de sa place ordinaire, d'une voix altérée, elle
exhale ces mots :[279] "Si tel est mon destin, si je l'ai
mérité, puissant maître des dieux ! pourquoi
la foudre oisive hésite-t-elle dans tes mains ? Si je dois
périr par les feux, que ce soit du moins par les tiens;
et je me consolerai de ma ruine, sachant que tu en es l'auteur.
À peine puis-je proférer ces mots. Une vapeur brûlante
étouffe ma voix. Regarde sur ma tête cette chevelure
que la flamme ravage. Vois l'épaisse fumée qui obscurcit
mon front; vois ces cendres ardentes qui me couvrent. Est-ce donc
là le prix de ma fertilité, l'honneur que tu réservais
à mes travaux ? ai-je mérité ce traitement
barbare, parce que, tous les ans, je souffre que la charrue et
la bêche déchirent mon sein ? parce que je fournis
des pâturages aux animaux, des aliments et des fruits aux
hommes, et l'encens qui sert au culte des dieux. Mais quand j'aurais
mérité de périr, que t'ont fait les ondes,
et quel est le crime de ton frère ? d'où vient que
les mers, dont l'empire fut son partage, décroissent et
s'éloignent plus encore des régions de l'éther
? Mais si mon infortune et la sienne ne peuvent te toucher, crains
au moins pour les cieux, où tu règnes. Vois les
deux pôles fumants; et si le feu les consume, les palais
célestes s'écrouleront. Vois Atlas haletant, soutenir,
avec peine, sur ses épaules, l'axe du monde embrasé.
Et si les mers, si la terre, si les cieux sont détruits
par les flammes, tout rentrera confondu dans l'ancien chaos. Dérobe
donc à l'incendie ce qu'il a épargné, et
veille enfin au salut de l'univers."En achevant ces mots,
la Terre oppressée, ne pouvant plus soutenir l'air brûlant
qu'elle respire, ni continuer ses plaintes, retire sa tête
dans son sein, et la cache dans les antres les plus voisins de
l'empire des morts.[304] Cependant Jupiter prend à témoin
les dieux et le Soleil lui-même, que l'univers va périr,
s'il ne se hâte de prévenir sa ruine. Soudain il
s'élève au plus haut des cieux. C'est de là
qu'il rassemble les nuages, et qu'il les épanche sur la
terre; c'est de là qu'il fait gronder et qu'il lance au
loin ses foudres vengeurs; mais il ne trouve alors ni nuages à
répandre, ni pluies à faire tomber sur la terre
embrasée. Il saisit sa foudre, et la lance avec force sur
l'imprudent Phaéthon. Du même coup le dieu le chasse
de son char et de la vie; et par le feu même il éteint
les feux qui dévorent l'univers. Les coursiers du Soleil
s'épouvantent; ils bondissent en sens contraire, et les
freins sont rompus. Là tombent les rênes abandonnées;
là, l'essieu arraché du timon; ici, les rayons épars
des roues fracassées; et au loin, les débris du
char qui volent en éclats. Phaéthon, dont les feux
consument la blonde chevelure, roule en se précipitant,
et laisse, dans les airs, un long sillon de lumière, semblable
à une étoile, qui, dans un temps serein, tombe,
ou du moins semble tomber des cieux. Le superbe Éridan,
qui coule dans des contrées si éloignées
de la patrie de Phaéthon, le reçoit dans ses ondes,
et lave son visage fumant.[325] Les Naïades de l'Hespérie
ensevelissent son corps frappé d'un foudre à trois
dards, et gravent ces mots sur la pierre qui couvre son tombeau
: "Ici gît Phaéthon, qui voulut conduire le
char de son père. S'il échoua dans une si grande
entreprise, il périt glorieusement pour avoir beaucoup
osé".Cependant le Soleil, pleurant la perte de son
fils, se couvrit d'un voile sombre; et l'on dit même que
le monde, un jour entier privé de sa lumière, ne
fut éclairé que par les feux de l'incendie; ainsi
ce grand désastre eut du moins alors son utilité.
Phaéton ( Les
Métamorphoses, Livre II, 1-332)
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