Les paysans de Lycie

 

Par cet exemple, tous les mortels apprirent à redouter le courroux de Latone. Tous rendirent un culte plus religieux à la mère de Diane et d'Apollon. Et comme il arrive qu'un événement récent en rappelle de plus anciens, un vieillard raconta celui-ci : "Les habitants de la fertile Lycie ne méprisèrent pas impunément cette grande déesse. C'est une histoire peu connue, parce qu'elle se rapporte à des hommes vulgaires ; mais elle est cependant remarquable ; et j'ai vu l'étang, j'ai vu les lieux qui ont gardé la mémoire de ce prodige. Chargé du poids des ans, ne pouvant supporter la fatigue d'un long voyage, mon père m'avait ordonné de lui amener des boeufs de Lycie, et m'avait donné pour guide un homme de cette nation. Tandis que je parcourais ses riches pâturages, j'aperçois au milieu d'un lac un autel antique, noirci par la fumée des sacrifices, et environné de roseaux qu'agite un vent léger. Mon guide s'arrête, et d'une voix qu'affaiblit la crainte : "Sois-moi propice, dit-il" ! Je répète comme lui : "Sois-moi propice" ! et cependant, je lui demande si cet autel est consacré aux Naïades, aux Faunes, ou à quelque dieu de ces contrées. L'étranger me répond :


[331] "Jeune homme, ce n'est pas un dieu champêtre qu'on honore sur cet autel. Il appartient à cette déesse que Junon exila de l'univers, et qui obtint à peine un asile de la pitié de Délos, île qui flottait alors errante sur les mers. Là, sous l'arbre de Pallas, Latone donna le jour à deux jumeaux divins, en dépit de l'implacable Junon. Mais bientôt après, obligée de se soustraire au courroux de sa rivale, elle fuit, emportant dans ses bras le tendre et double fruit de son amour. Elle arrive dans la Lycie, contrée fameuse par la Chimère. Un jour que le soleil lançait sur les campagnes ses feux dévorants, Latone allait succomber à la fatigue d'un long voyage, au besoin d'étancher une soif ardente ; et ses enfants avaient tari ses mamelles arides. Elle découvre enfin, dans le creux d'un vallon fangeux, une source d'eau pure. Là des rustres coupaient alors l'osier en rejetons fertile, le jonc, et les herbes qui se plaisent dans les marais. Elle approche ; elle plie un genou, et, penchée sur les bords de l'onde propice, elle allait se désaltérer : cette troupe grossière s'oppose à ses désirs : "Pourquoi, dit la déesse, me défendez vous ces eaux ? Les eaux appartiennent à tous les humains. La nature, bonne et sage, fit pour eux l'air, la lumière, et les ondes. Je viens ici jouir d'un bien commun à tous. Cependant, comme un bienfait, je l'implore de vous. Mon dessein n'est pas de rafraîchir mon corps fatigué dans un bain salutaire. Je ne veux qu'apaiser ma soif. Ma bouche est desséchée ; elle laisse à peine un passage aride à ma faible voix. Cette onde sera pour moi un nectar précieux ; permettez m'en l'usage : en vous le devant, j'avouerai que je vous dois la vie. Ah ! laissez-vous toucher par ces deux enfants qui, suspendus à mon sein, vous tendent leurs faibles bras" ; (et par hasard ils leur tendaient les bras.)


[351] Quel coeur assez barbare eût pu rester insensible à ces douces prières ! Mais ces pâtres grossiers les rejettent, et persistent dans leur refus. Bientôt, à l'injure ajoutant la menace, ils lui commandent de se retirer. Ce n'est pas même assez pour eux. De leurs mains, de leurs pieds, ils agitent, ils troublent le lac ; ils y bondissent, et font monter à sa surface l'épais limon qui reposait sous l'onde.
La colère de Latone lui fait oublier sa soif ; et, sans descendre plus longtemps à des prières indignes de la majesté des dieux, elle élève ses mains vers le ciel, et s'écrie : "Vivez donc éternellement dans la fange des marais" ! Déjà ses voeux sont accomplis. Ils se plongent dans les eaux. Tantôt ils disparaissent dans le fond de l'étang ; tantôt ils nagent à sa surface. Souvent ils s'élancent sur le rivage ; souvent ils sautent dans l'onde ; et, sans rougir de leur châtiment, ils exercent encore leur langue impure à l'outrage ; et même sous les eaux, on entend leurs cris qui insultent Latone. Mais déjà leur voix devient rauque, leur gorge s'enfle, leur bouche s'élargit sous l'injure, leur cou disparaît ; leur tête se joint à leurs épaules ; leur dos verdit, leur ventre, qui forme la plus grande partie de leur corps, blanchit ; et changés en grenouilles, ils s'élancent dans la bourbe du marais."

(Les Métamorphoses d'Ovide, LivreVI, 146-312)