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Une princesse dont la beauté provoque la jalousie de Vénus (IV, 28, 1 - 32, 4)
(IV, 28, 1) Il y avait une fois un roi et une reine qui avaient
trois filles, toutes trois fort belles. Mais pour la beauté
des deux aînées, quelque charmantes qu'elles fussent,
on n'était pas en peine de trouver des formules de louange;
(2) tandis que celle de la cadette était si rare, si merveilleuse,
qu'il y avait dans le langage humain disette de termes pour l'exprimer,
ou même pour la louer dignement. (3) Habitants du pays ou
étrangers, que la curiosité de ce prodige attirait
en foule, en perdaient l'esprit, dès qu'ils avaient contemplé
cette beauté incomparable; ils portaient la main droite
à la bouche, en croisant l'index avec le pouce, absolument
dans la forme de l'adoration sacramentelle du culte de Venus elle-même.
(4) Déjà dans les villes et pays circonvoisins un
bruit se répand que la déesse née du sein
de la profonde mer, et qu'on vit un jour sortir de l'écume
des flots bouillonnants, daignait déroger à sa divinité
jusqu'au point de se mêler à la vie des mortels.
La terre, suivant d'autres, et non plus la mer, fécondée
par je ne sais quelle influence génératrice des
astres, avait fait éclore une Vénus nouvelle, une
Vénus possédant encore la fleur de virginité.
(IV, 29, 1) Cette croyance fit en un instant des progrès
incroyables. Des îles, elle gagna le continent, et de là,
se propageant de province en province, elle devint presque universelle.
(2) Il n'était si grande distance, ni mer si profonde,
que ne franchissent les curieux, apportant de toutes parts leur
tribut d'admiration à la merveille du siècle. (3)
On oublie Paphos, on oublie Cnide; et Cythère elle-même
ne voit plus dans ses parages de dévots navigateurs, empressés
de jouir de la contemplation de la déesse. Les sacrifices
s'arrêtent, les temples se dégradent, l'herbe croît
dans les sanctuaires. Plus de cérémonies, plus de
guirlandes aux statues : une cendre froide déshonore les
autels désormais vides d'offrandes. (4) C'est à
la jeune fille que s'adressent les prières, c'est sous
ses traits mortels qu'une divinité puissante est adorée.
Le matin, lorsqu'elle sort de son palais, mêmes victimes,
mêmes festins qu'en l'honneur de Vénus elle-même,
dont on n'invoque plus le nom qu'en sacrifiant à une autre.
La voit-on passer dans les rues, aussitôt le peuple de lui
jeter des fleurs et de lui adresser des voeux.
(5) Cette impertinente attribution des honneurs divins à
une simple mortelle alluma le plus violent dépit dans le
coeur de la Vénus véritable. Ne pouvant contenir
son indignation, elle secoue en frémissant la tête,
et, du ton d'une fureur concentrée : (IV, 30, 1) Quoi !
se dit-elle, à moi, Vénus, principe vivifiant de
toutes choses, d'où procèdent les éléments
de cet univers, à moi, l'âme de la nature, une souveraineté
partagée avec une fille des hommes ! Mon nom, si grand
dans le ciel, là-bas serait profané par un caprice
humain ! (2) Il ferait beau me voir avec cette divinité
en commun, ces honneurs de seconde main ! attendant des vux
qui pourraient se tromper d'adresse ! Une créature périssable
irait promener sur la terre l'image prétendue de Vénus
! (3) Vainement donc, par une sentence dont le grand Jupiter lui-même
a reconnu la justice, le fameux berger de l'Ida aura proclamé
ma prééminence en beauté sur deux des premières
déesses ! et l'usurpatrice de mes droits jouirait en paix
de son triomphe ! Non, non; elle payera cher cette insolente beauté.
(4) Aussitôt elle appelle son fils, ce garnement ailé
qui ne respecte ni morale, ni police, qui se glisse chez les gens
comme un voleur de nuit, avec ses traits et son flambeau, cherchant
partout des ménages à troubler, du mal à
faire, et ne s'avisant jamais du bien. (5) Le vaurien n'est que
trop enclin à nuire; sa mère vient encore l'exciter.
Elle le conduit à la ville en question, lui montre Psyché
(c'était le nom de la jeune princesse), (IV, 31, 1) et
de point en point lui fait l'historique de l'odieuse concurrence
qu'on ose faire à sa mère. Elle gémit, elle
pleure de rage : Mon fils, dit-elle, je t'en conjure, au nom de
ma tendresse, par les douces blessures que tu fais, par cette
flamme pénétrante dont tu consumes les curs,
(2) venge ta mère; mais venge-la pleinement, que cette
audacieuse beauté soit punie. C'est la grâce que
je te demande et qu'il faut m'accorder : (3) avant tout, qu'elle
s'enflamme d'une passion sans frein pour quelque être de
rebut; un misérable qui n'ait honneur, santé, feu
ni lieu, et que la fatalité ravale au dernier degré
d'abjection possible sur la terre.
(4) Vénus dit, et de ses lèvres demi closes presse
ardemment celles de son fils; puis, gagnant le rivage, s'avance
vers un flot qui vient au-devant d'elle. De ses pieds de rose,
elle effleure le dos des vagues, et s'assied sur son char qui
roule au-dessus de l'abîme. (5) À peine elle en forme
le souhait, et déjà l'humide cour l'environne, comme
si elle l'eût d'avance convoquée pour lui rendre
hommage. (6) Ce sont les filles de Nérée chantant
en choeur, c'est Portune à la barbe verte et hérissée,
c'est Salacia portant sa charge de poissons qui se débattent
contre son sein, et le petit dieu Palémon chevauchant son
dauphin docile. Des troupes de Tritons bondissent de tous côtés
sur les ondes. (7) Celui-ci, soufflant dans une conque sonore,
en tire les sons les plus harmonieux; celui-là oppose un
tissu de soie à l'ardeur du soleil. Un autre tient un miroir
à portée des yeux de sa souveraine. D'autres se
glissent en nageant sous son char, que traînent deux coursiers,
et de leur dos le soulèvent à la surface. C'est
avec ce cortège que Vénus allait rendre visite au
vieil Océan.
(IV, 32, 1) Psyché cependant n'en était pas plus
avancée avec sa beauté merveilleuse. Personne qui
n'en soit frappé, personne qui ne la vante; mais personne
aussi, roi, prince ou particulier, qui se présente comme
époux. (2) On admire ses formes divines comme on admire
le chef-d'oeuvre d'art statuaire. (3) Ses deux soeurs, beautés
nullement insolites, et qui n'avaient point fatigué la
renommée, trouvent des rois pour partis, font toutes deux
de brillants mariages. (4) Psyché reste non pourvue dans
la maison paternelle, pleurant la solitude où on la laisse
: sa santé en souffre, son humeur s'en aigrit; idole de
l'univers, sa beauté lui devient odieuse.
L'oracle et l'exposition (IV, 32, 5 - 35, 4)
(5) Si la fille est infortunée, le père est au désespoir.
Il soupçonne quelque rancune d'en haut; et, craignant sur
toute chose le courroux des dieux, il va consulter l'oracle antique
du temple de Milet. (6) Un hymen, un mari, c'est tout ce qu'il
demande pour la vierge délaissée. Apollon, bien
que Grec, et Grec d'lonie, du fait de celui qui fonda son culte
à Milet, rend, en bon latin, la réponse que voici:
(IV, 33, 1) Qu'en ses plus beaux atours la vierge abandonnée
Attende sur un roc un funèbre hyménée.
Son époux d'un mortel n'a pas reçu le jour :
Il a la cruauté, les ailes du vautour;
(2) Il déchire les coeurs, et tout ce qui respire
Subit, en gémissant, son tyrannique empire.
Les dieux, dans leur Olympe, ont tous porté ses fers,
Et le Styx contre lui défend mal les enfers.
(3) Quand l'oracle eut ainsi parlé, le monarque, autrefois
heureux père, revint fort triste sur ses pas, et avec assez
peu d'empressement de revoir sa famille. Cependant il se décide
à faire part à la reine de l'ordre du destin. Pendant
plus d'un jour on gémit, on pleure, on se lamente; mais
il faut se soumettre à l'arrêt fatal. (4) Déjà
se font les apprêts de l'hymen lugubre. Le flambeau nuptial
jette une flamme noirâtre, et se charbonne au lieu de briller;
la flûte zygienne ne donne que les notes dolentes du mode
lydien; on entonne un chant d'hyménée qui se termine
en hurlements lamentables. La jeune fille essuie ses larmes avec
son voile de mariage. (5) La fatalité qui s'appesantit
sur cette maison excite la sympathie de toute la ville. Un deuil
public est proclamé.
(IV, 34, 1) Mais l'ordre du ciel n'en appelle pas moins la victime
au supplice inévitable; le lugubre cérémonial
se poursuit au milieu des larmes, et la pompe funèbre d'une
personne vivante s'achemine, escortée d'un peuple entier.
Psyché assiste non plus à ses noces, mais à
ses obsèques; (2) et tandis que le désespoir des
auteurs de ses jours hésite à consommer l'affreux
sacrifice, elle les encourage en ces mots : (3) Pourquoi noyer
dans des pleurs sans fin votre vieillesse infortunée ?
Pourquoi épuiser par vos sanglots le souffle qui vous anime,
et qui m'appartient aussi ? Pourquoi ces inutiles larmes qui déforment
vos traits vénérables ? vos yeux qu'elles brûlent
sont à moi. Cessez d'arracher vos cheveux blancs, cessez
de meurtrir, vous, votre poitrine auguste, et vous, ces saintes
mamelles qui m'ont nourrie. (4) Voilà donc tout le fruit
que vous aurez recueilli de ma beauté ! Hélas !
frappés à mort par le ressentiment d'une divinité
jalouse, trop tard vous en sentez le coup. (5) Quand les peuples
et les nations me rendaient les divins honneurs, quand un concert
universel me décernait le nom de seconde Vénus;
ah ! c'était alors qu'il fallait gémir et pleurer
sur moi, car, dès ce moment, votre fille était morte
pour vous. Oui, je le vois, je le sens, c'est ce nom de Vénus
qui m'a perdue. (6) Allons, qu'on me conduise à ce rocher
où mon sort veut que je sois exposée. Il me tarde
de conclure ce fortuné mariage, de voir ce noble époux
à qui je suis destinée. Pourquoi différer
? A quoi bon éviter l'approche de celui qui naquit pour
la ruine de l'univers entier ?
(IV, 35, 1) Ainsi parle la jeune fille. Puis, sans un mot de plus,
elle se mêle d'un pas ferme au cortège qui la conduit.
(2) On arrive au sommet du rocher indiqué, qui se dresse
au-dessus d'une montagne escarpée; on y place Psyché,
et on l'y laisse seule. La foule se retire, abandonnant les torches
nuptiales, dont elle éteint la flamme dans des flots de
ses larmes. Ainsi se termine la cérémonie, et chacun,
la tête baissée, regagne tristement sa demeure. (3)
Quant aux infortunés parents que ce malheur accable, ils
vont s'enfermer au fond de leur palais, et se condamnent à
ne plus revoir la lumière.
(4) Cependant la solitude rend à Psyché toutes ses
craintes; ses larmes recommencent à couler, quand tout
à coup elle se sent caressée par le souffle amoureux
du Zéphyr, qui d'abord fait seulement onduler les deux
pans de sa robe. Le vent en gonfle peu à peu les plis.
Insensiblement Psyché se voit soulevée dans l'air,
et enfin transportée sans secousse du sommet d'un rocher
dans un vallon, où la belle se trouve mollement assise
sur un gazon fleuri.
Le palais enchanté et le mari invisible (V, 1, 1 - 4, 5)
(V, 1, 1) Déposée avec précaution sur une
pelouse épaisse et tendre, Psyché s'étend
voluptueusement sur ce lit de fraîche verdure. Un calme
délicieux succède au trouble de ses esprits, et
bientôt elle s'abandonne aux charmes du sommeil. Le repos
rétablit ses forces, et au réveil la sérénité
lui était revenue. (2) Elle voit un bois planté
de grands arbres, d'un épais couvert; elle voit une fontaine
dont l'onde cristalline jaillit au centre même du bocage.
Non loin de ses bords s'élève un édifice
de royale apparence; construction où se révèle
la main, non d'un mortel, mais d'un divin architecte. (3) On y
reconnaît dès le péristyle le séjour
de plaisance de quelque divinité. Des colonnes d'or supportent
une voûte lambrissée d'ivoire et de bois de citronnier,
sculptée avec une délicatesse infinie. Les murailles
se dérobent sous une multitude de bas-reliefs en argent,
représentant des animaux de toute espèce, qui semblent
se mouvoir et venir au-devant de vos pas. (4) Quel artiste, quel
demi-dieu, quel dieu plutôt, a pu jeter tant de vie sur
tout ce métal inerte ? (5) Le sol est une mosaïque
de pierres précieuses, chargées des tableaux les
plus variés. O sort à jamais digne d'envie ! marcher
sur les perles et les diamants ! (6) À droite et à
gauche, de longues suites d'appartements étalent une richesse
qui défie toute estimation. Les murs, revêtus d'or
massif, étincellent de mille feux. Au refus du soleil,
l'édifice pourrait sécréter un jour à
lui, tant il jaillit d'éclairs des portiques, des chambres
et des parois mêmes des portes. (7) L'ameublement répond
à cette magnificence : tout est céleste dans ce
palais. On dirait que Jupiter, voulant se mettre en communication
avec les mortels, se l'est élevé comme pied-à-terre.
(V, 2, 1) Psyché s'approche, attirée par le charme
de ces beaux lieux, et bientôt elle s'enhardit à
franchir le seuil. De plus en plus ravie de ce qu'elle voit, elle
promène son admiration de détail en détail,
passe aux étages supérieurs, et y reste en extase
à la vue d'immenses galeries où s'entassent trésors
sur trésors. Ce qu'on ne trouve pas là n'existe
nulle part sur terre. (2) Mais ce qu'il y a de plus merveilleux,
c'est qu'à cette collection des richesses du monde entier
on ne voit fermeture, défense, ni gardien quelconque. (3)
Tandis que Psyché ne peut se rassasier de cette contemplation,
une voix invisible vient frapper son oreille : Pourquoi cet étonnement,
belle princesse ? Tout ce que vous voyez est à vous. Voilà
des lits qui vous invitent au repos, des bains à choisir.
(4) Les voix que vous entendez sont vos esclaves : disposez de
nos services empressés. Un royal banquet va vous être
offert, après les premiers soins de la personne, et ne
se fera pas attendre.
(V, 3, 1) Psyché vit bien qu'elle était devenue
l'objet d'une sollicitude toute divine. Docile aux avis du conseiller
invisible, elle se met au lit; puis elle entre dans un bain, dont
l'influence eut bientôt dissipé toute fatigue. (2)
Une table en hémicycle se dresse auprès d'elle.
C'est son dîner sans doute qu'on va servir : sans façon
elle y prend place. (3) Les vins les plus délicieux, les
plats les plus variés et les plus succulents se succèdent
en abondance. (4) Nul serviteur ne paraît. Tout se meut
comme par un souffle. Psyché ne voit personne; elle entend
seulement des voix : ce sont ces voix qui la servent. (5) Après
un repas délectable, un invisible musicien se met à
chanter, un autre joue de la lyre : on ne voit ni l'instrument
ni l'artiste. Un concert de voix se fait entendre; c'est l'exécution
d'un choeur sans choristes.
(V, 4, 1) Enfin, au milieu de tant de plaisirs, le soir vient;
et Psyché, que l'heure invite au repos, se retire dans
son appartement. Déjà la nuit avançait; un
bruit léger vient frapper son oreille : (2) la jeune vierge
s'inquiète alors de sa solitude. Sa pudeur s'alarme, elle
frémit, elle craint d'autant plus qu'elle ignore; (3) mais
déjà l'époux mystérieux est entré,
il a pris place, et Psyché est devenue sa femme. Aux premiers
rayons du jour il a disparu. (4) Aussitôt les voix sont
là pour prêter leur ministère à l'épouse
d'une nuit et panser de douces blessures. Le temps s'écoule
cependant, et chaque nuit ramène la même scène.
(5) Par un effet naturel, Psyché commence à se faire
à cette singulière existence; l'habitude lui en
semble douce; et le mystère de ces voix donne de l'intérêt
à sa solitude.
La menace que représentent les soeurs. Premier avertissement
(V, 4, 6 - 6, 10)
(6) Cependant les malheureux parents usaient leurs vieux jours
dans une douleur sans fin. L'aventure de Psyché avait fait
du bruit, et la renommée l'avait fait parvenir aux oreilles
de ses soeurs aînées. Toutes deux, le cur serré,
et la douleur peinte sur le visage, avaient quitté leurs
foyers, empressées d'aller chercher la présence
et l'entretien de leurs vieux parents.
(V, 5, 1) La nuit même de leur arrivée, l'époux
eut avec Psyché la conversation suivante : (2) Ma Psyché,
ma compagne adorée, la cruelle Fortune te prépare
la plus périlleuse des épreuves. Ta prudence, crois-moi,
ne saurait être trop éveillée. (3) On te croit
morte, et tes deux soeurs, affligées de ta perte, sont
déjà sur ta trace. Elles vont venir au pied de ce
rocher. Si leurs lamentations arrivent jusqu'à ton oreille,
garde-toi de leur répondre, de leur donner même un
coup d'oeil. Sinon, il en résultera pour moi les plus grands
chagrins, pour toi les plus grands malheurs. (4) Psyché
parut se résigner, et promit obéissance. Mais l'époux
n'eut pas plutôt disparu avec les ténèbres,
qu'elle se lamente, et toute la journée se passe en pleurs
et en gémissements. (5) C'est maintenant qu'elle est perdue,
puisque ces beaux lieux ne sont qu'une prison pour elle, puisque
désormais, sevrée de tout commerce humain, elle
ne peut rassurer ses soeurs désolées, et qu'elle
n'a pas même la consolation de les voir. (6) Elle néglige
le bain, ne prend aucune nourriture, et se refuse à toute
distraction. Ses pleurs n'avaient pas cessé de couler,
quand elle se retira pour se mettre au lit.
(V, 6, 1) Son mari est à ses côtés plus tôt
que de coutume; et l'embrassant tout éplorée : (2)
Ma Psyché, dit-il, est-ce là ce que tu m'avais promis
? Ton époux n'a-t-il rien à attendre, rien à
espérer de toi ? Quoi donc ! toujours gémir, et
le jour et la nuit, et jusque dans mes bras ? (3) Eh bien ! satisfais
ton envie, contente un désir funeste: mais rappelle-toi
mes avis, lorsque viendra (trop tard hélas !) le moment
du repentir. (4) Psyché le presse, Psyché l'implore
: il y va, dit-elle, de sa vie. Enfin elle l'emporte. Elle verra
ses soeurs, elle pourra les consoler, s'épancher avec elles.
L'époux accorde tout aux prières de la jeune épouse.
(5) Il va plus loin; il lui permet de combler à discrétion
ses soeurs et d'or et de bijoux. (6) Mais il lui interdit à
plusieurs reprises, et sous les plus terribles conséquences,
de jamais chercher à voir sa figure, au cas où ses
soeurs lui en donneraient le conseil pernicieux. Cette curiosité
sacrilège la précipiterait du faîte du bonheur
dans un abîme de calamités, et la priverait à
jamais de ses embrassements.
(7) Psyché remercie son époux, et, dans un transport
de joie: Ah ! dit-elle, plutôt cent fois mourir que de renoncer
à cette union charmante ! car je t'aime, qui que tu sois;
oui, je t'aime plus que ma vie. Cupidon lui-même me paraîtrait
moins aimable. (8) Mais, de grâce, encore une faveur. Ordonne
à ton familier Zéphyr d'amener mes soeurs ici, comme
il m'y a transportée moi-même. (9) Elle prodigue
en même temps à son époux les baisers, les
mots tendres; et l'enlaçant des plus caressantes étreintes
: Doux ami, disait-elle, cher époux, âme de ma vie...
(10) C'en est fait, Vénus sera vengée. L'époux
cède, non sans regret; tout est promis, et l'approche du
jour le chasse encore des bras de Psyché.
La première visite des soeurs (V, 7, 1 - 8, 5)
(V, 7, 1) Les deux soeurs cependant se sont fait indiquer le rocher
et la place même où Psyché a été
abandonnée. Elles y courent aussitôt. Les pleurs
inondent leurs yeux; elles se frappent la poitrine, et l'écho
renvoie au loin leurs lamentations. (2) Elles appellent par son
nom leur soeur infortunée. Du haut de la montagne, leurs
cris déchirants vont retentir jusqu'aux oreilles de Psyché
dans le fond de la vallée. Son cur palpite et se
trouble; elle sort éperdue de son palais. Pourquoi cette
douleur et ces lamentations, s'écria-t-elle ? La voilà
celle que vous pleurez; (3) cessez de gémir, séchez
vos pleurs. Il ne tient qu'à vous d'embrasser celle qui
les cause. (4) Alors elle appelle Zéphyr, et lui transmet
l'ordre de son époux. Aussitôt, serviteur empressé,
Zéphyr, d'un souffle presque insensible, enlève
les deux soeurs, et les transporte auprès de Psyché.
(5) On s'embrasse avec transport, mille baisers impatients se
donnent et se rendent. Aux larmes de la douleur succèdent
les larmes que fait couler la joie. (6) Allons, dit-elle, entrons
dans ma demeure : plus de chagrin; il faut se réjouir,
puisque votre Psyché est retrouvée.
(V, 8, 1) Elle dit, et se plaît à étaler à
leurs yeux les splendeurs de son palais d'or, à leur faire
entendre ce peuple de voix dont elle est obéie. Un bain
somptueux leur est offert, puis un banquet qui passe en délices
tout ce dont l'humaine sensualité peut se faire idée.
(2) Si bien que, tout en savourant à longs traits l'enivrement
de cette hospitalité surnaturelle, les deux soeurs commencent
à sentir la jalousie qui germe au fond de leurs jeunes
coeurs. (3) L'une d'elles à la fin presse Psyché,
et ne tarit pas de questions sur le possesseur de tant de merveilles.
Qui est ton mari ? comment est-il fait ? (4) Fidèle à
l'injonction conjugale, celle-ci se garde bien de manquer au secret
promis. Une fiction la tire d'affaire. Son mari est un beau jeune
homme, dont le menton se voile d'un duvet encore doux au toucher.
La chasse est son occupation habituelle; il est toujours par monts
et par vaux. (5) Et, pour couper court à une conversation
où sa discrétion pourrait à la longue se
trahir, elle charge ses deux soeurs d'or et de bijoux, appelle
Zéphyr, et lui enjoint de les reconduire où il les
a prises. Aussitôt dit, aussitôt fait.
Les soeurs envieuses et jalouses (V, 9, 1 - 11, 2)
(V, 9, 1) Et voilà ces deux bonnes soeurs qui, tout en
s'en retournant, le coeur rongé déjà du poison
de l'envie, se communiquent leurs aigres remarques. L'une enfin
éclate en ces termes : (2) Voilà de tes traits,
ô cruelle Fortune ! Injuste, aveugle déesse ! nées
de même père et de même mère, se peut-il
que ton caprice nous fasse une condition si différente
? (3) Nous, ses aînées, on nous marie à des
étrangers, ou plutôt on nous met à leur service;
on nous arrache au foyer, au sol paternel, pour nous envoyer vivre
en exil, loin des auteurs de nos jours; (4) et cette cadette,
arrière fruit d'une fécondité épuisée,
nage dans l'opulence, et elle a un dieu pour mari; elle, qui ne
sait pas même user convenablement d'une telle fortune !
(5) Vous avez vu, ma soeur, comme les joyaux (et quels joyaux
!) font partout litière en sa demeure. Des étoffes
d'une beauté ! des pierreries d'un éclat ! de l'or
partout ! (6) Et s'il est vrai que son époux soit aussi
beau qu'elle s'en vante, existe-t-il une plus heureuse femme au
monde ? Vous verrez que l'attachement de cet époux-dieu,
fortifié par l'habitude, ira jusqu'à faire de cette
créature une déesse ! Et certes tout l'annonce :
ces airs, cette tenue.... (7) On aspire au ciel; on ne tient plus
à la terre, quand déjà l'on a des voix pour
vous servir, quand les vents vous obéissent. (8) Et quel
est mon lot à moi ? Un mari plus vieux que mon père,
chauve comme une citrouille, le plus petit des nabots et qui cache
tout, tient tout sous la clef.
(V, 10, 1) Moi, reprit l'autre, j'ai sur les bras un mari goutteux,
perclus et tout courbé, qui n'a garde de faire souvent
fête à mes charmes. (2) Je n'ai d'autre soin, pour
ainsi dire, que de frictionner ses doigts tors et paralysés.
Et mes mains, ces mains délicates que vous voyez, se gercent
à force de manipuler des liniments infects, de dégoûtantes
compresses et de fétides cataplasmes. Est-ce là
le rôle d'épouse, ou le métier de garde-malade
? (3) Enfin, voyez, ma soeur, jusqu'où il vous convient
de pousser la longanimité ou la bassesse; car il faut parler
net. Quant à moi, je ne puis tenir à voir un si
haut bonheur tombé en de pareilles mains. (4) Vous rappelez-vous
sa morgue, son arrogance, et quel orgueil perçait dans
cette superbe ostentation de toutes ses richesses ? (5) et comme
elle nous en a jeté, comme à regret, quelques bribes
? et comme elle s'est débarrassée de nous ? comme,
sur un mot d'elle, on nous a mises ou plutôt soufflées
dehors ? (6) Oh ! j'y perdrai mon sexe et la vie, ou je la précipiterai
de ce trône de splendeur. Tenez, l'insulte nous est commune;
et si vous la sentez comme moi, prenons ensemble un grand parti.
(7) D'abord, ne montrons à nos parents, ni à personne,
les jolis cadeaux que nous portons là. Il y a mieux; ne
disons mot de ce que nous savons d'elle. (8) C'est bien assez
de mortification de l'avoir vu, sans l'aller conter à nos
parents et proclamer par toute la terre. Richesse ignorée
n'est pas contentement. (9) Faisons-lui voir que nous sommes ses
aînées, et non ses servantes. En attendant, allons
revoir nos maris et nos ménages : s'ils sont pauvres, ils
sont simples du moins. Nous méditerons notre vengeance
à loisir, et nous reviendrons bien en mesure de punir cette
orgueilleuse.
(V, 11, 1) L'odieux pacte fut bientôt conclu entre ces deux
perverses créatures. Elles cachent d'abord leurs riches
présents; et, s'arrachant les cheveux, se déchirant
le visage, (traitement, du reste, trop mérité),
les voilà qui se lamentent sur nouveaux frais, mais cette
fois par simagrée. (2) Quand elles ont réussi à
rouvrir les plaies de leurs parents infortunés, elles les
quittent brusquement, et regagnent leurs demeures; et là,
gonflées de rage au point que la tête leur en tourne,
elles ourdissent contre leur soeur innocente un détestable,
disons mieux, un parricide complot.
Psyché attend famille. Second avertissement (V, 11, 3 -
13, 6)
(3) Cependant le mystérieux époux de Psyché
continue ses admonitions nocturnes. Tu le vois, disait-il, la
Fortune déjà escarmouche de loin contre toi, et
va bientôt, si tu ne te tiens ferme sur tes gardes, engager
le combat corps à corps. (4) Deux monstres féminins
ont mis en commun, pour te perdre, leur infernal génie.
Leur plan est de t'amener à surprendre le secret de ma
figure. Or, je te l'ai dit souvent, tu ne la verras que pour ne
plus la revoir. (5) Si donc ces infâmes mégères
revenaient armées de perfides desseins (elles reviendront,
je le sais), point d'entretien avec elles; ou si c'est trop exiger
de ce coeur si simple et si bon, du moins sur ce qui me touche
n'écoute rien, ne réponds rien. (6) Nous allons
voir s'augmenter notre famille. Enfant toi-même, tu portes
un enfant dans ton sein, enfant qui sera dieu si tu respectes
mon secret, simple mortel, si tu le profanes.
(V, 12, 1) Grande joie de Psyché à cette nouvelle.
Une progéniture divine ! un si glorieux gage de leur union
! Et ce respectable nom de mère ! (2) Dans son impatience,
elle compte les jours et récapitule les mois. Elle suit
avec surprise l'incompréhensible progrès de ce petit
ventre qui s'arrondit; effet prodigieux d'une si légère
piqûre. (3) Cependant les deux abominables Furies dont la
bouche distille le poison, pressaient déjà leur
retour avec l'impatience du crime. Nouvelle visite, nouvel avertissement
de l'époux. (4) Ma Psyché, voici le jour décisif;
nous touchons à la crise. Ton propre sexe, ton propre sang
est armé contre toi. L'ennemi est en marche, il a pris
position; le signal est donné. Déjà tes affreuses
soeurs ont le poignard levé sur toi. (5) O ma Psyché
! quelles calamités nous menacent ! Aie pitié de
toi, aie pitié de nous, et que ta discrétion inviolable
conjure la ruine de ta maison, de ton mari, la tienne, celle de
notre enfant. (6) Ces femmes, qu'une haine homicide, et les droits
du sang foulés aux pieds, ne te permettent plus d'appeler
tes soeurs, ces sirènes vont se remontrer sur la montagne,
et envoyer à l'écho des rochers leur appel perfide.
Ne les reçois pas, ne les écoute pas.
(V, 13, 1) Psyché répond, d'une voix entrecoupée
par les sanglots et les larmes : Je vous ai montré, je
pense, que je tiens ma parole et que je sais me taire; laissez-moi
vous prouver maintenant que ma persévérance n'est
pas moindre que ma discrétion. (2) Ordonnez seulement à
notre Zéphyr de me prêter encore son ministère;
et, ne pouvant jouir de votre divine image, que j'aie du moins
la consolation de voir mes soeurs. (3) Je vous en conjure par
les boucles flottantes et parfumées de votre chevelure,
par ces joues charmantes, non moins délicates que les miennes;
par cette poitrine qui brûle de je ne sais quelle mystérieuse
chaleur. Un jour les traits de cet enfant me révéleront
ceux de son père; mais qu'aujourd'hui j'obtienne de vous
d'embrasser mes soeurs. (4) Accordez cette faveur à mes
instances, et comblez d'une douce joie le cur de cette Psyché
aussi dévouée qu'elle vous est chère. (5)
Désormais je ne vous parle plus de votre visage : les ténèbres
n'ont plus rien qui m'importune; vous êtes ma lumière,
à moi. (6) Elle dit, et en même temps lui prodigue
les plus douces caresses. Le charme opère. L'époux,
de ses propres cheveux, essuie les larmes de sa Psyché,
et s'évanouit encore de ses bras, avant que le jour n'ait
paru.
Deuxième visite des soeurs (V, 14, 1 - 15, 5)
(V, 14, 1) À peine débarqué, le couple conspirateur,
sans visiter père ni mère, va droit au rocher, en
franchit la hauteur d'une traite; et toutes deux, au hasard de
ne pas trouver de vent pour les porter, se lancent aveuglément
dans l'espace : (2) mais Zéphyr est là, prêt
à exécuter, bien qu'à contrecoeur, les ordres
de son maître. Son souffle les reçoit, et les dépose
mollement sur le sol de la vallée. (3) Aussitôt elles
précipitent leurs pas vers le palais. Elles embrassent
déjà leur proie, et la saluent effrontément
du nom de soeur; elles l'accablent de cajoleries : (4) Psyché
n'est pas une petite fille à cette heure; la voilà
bientôt mère. Sais-tu ce que nous promet cette jolie
petite rotondité ? Quelle joie pour notre famille ! (5)
oh! que nous allons être heureuses de choyer ce petit trésor
! Si (ce que nous ne pouvons manquer de voir) sa beauté
répond à celle des auteurs de ses jours, ce sera
un vrai Cupidon.
(V, 15, 1) Enfin elles jouent si bien la tendresse, qu'insensiblement
le coeur de Psyché se laisse prendre à la séduction.
Elle les fait asseoir, pour reposer leurs jambes de la fatigue
du voyage. Puis, la vapeur d'un bain chaud ayant achevé
de les remettre, elle leur fait servir sur une table magnifique
les mets les plus recherchés et les plus exquis. (2) Psyché
veut un air de lyre, et les cordes vibrent; un air de flûte,
et la flûte module; un choeur de voix, et les voix de chanter
en partie. Aucun musicien n'a paru, et les oreilles sont charmées
par la plus suave harmonie: (3) mais l'âme des deux mégères
est à l'épreuve des attendrissements de la musique,
et elles n'en songent pas moins à enlacer leur soeur dans
leurs traîtres filets. Avec une indifférence apparente,
elles lui demandent quel air a son mari ? quelle est son origine
et sa famille ? (4) La pauvre Psyché avait oublié
sa réponse précédente; elle fit un nouveau
conte. Son mari était d'une province voisine; il faisait
valoir par le négoce un capital considérable; c'était
un homme de moyen âge, et dont les cheveux commençaient
à grisonner. (5) Là-dessus, coupant court à
toute information, elle les comble de nouveau des plus riches
présents, et leur fait reprendre leur route aérienne.
Le projet funeste des soeurs. Leur troisième visite (V,
16, 1 - 21, 2)
(V, 16, 1) Tandis que la douce haleine de Zéphyr les voiturait
vers leurs demeures, les deux soeurs s'entretenaient ainsi, tout
en cheminant par les airs : Eh bien ! ma soeur, cette imprudente
nous a-t-elle débité d'assez grossiers mensonges
? (2) L'autre jour, c'était un adolescent, dont un poil
follet ombrageait à peine le menton; maintenant c'est un
mari sur le retour, et qui déjà grisonne: conçoit-on
qu'un homme change ainsi à vue d'oeil, et vieillisse si
lestement ? (3) Tenez, ma soeur il n'y a que deux manières
d'expliquer cette contradiction : ou l'effrontée se joue
de nous, ou elle n'a jamais vu son mari en face. Quoi qu'il en
soit, il faut l'expulser de cette position splendide. (4) Si elle
n'a jamais vu les traits de son époux, c'est qu'elle a
pour époux un dieu, et c'est un dieu qu'elle va mettre
au jour. Or, avant qu'elle entende (ce qu'aux dieux ne plaise
!) un enfant divin l'appeler sa mère, j'irai me pendre
de mes propres mains. (5) Allons, avant tout, voir nos parents;
et pour nous préparer au langage que nous devons tenir
à Psyché, faisons-leur quelque bon conte dans le
même sens.
(V, 17, 1) Là-dessus, leurs têtes se montent, elles
brusquent sans façon leur visite au manoir paternel : s'en
retournant au plus vite et encore exaspérées par
une nuit de trouble et d'insomnie, dès le matin elles revolent
au rocher, et en descendent, comme à l'ordinaire, sur l'aile
du vent. Les hypocrites se frottent les yeux pour y faire venir
des larmes, et voici quelles insidieuses paroles elles adressent
à Psyché : (2) Tu t'endors, mon enfant, dans une
douce quiétude, heureuse de ton ignorance et sans te douter
du sort affreux qui te menace, tandis que notre sollicitude, éveillée
sur tes périls, est pour nous un tourment de toutes les
heures. (3) Écoute ce que nous avons appris de science
certaine, et ce que notre vive sympathie ne nous permet pas de
te celer. Un horrible serpent dont le corps se recourbe en innombrables
replis, dont le cou est gonflé d'un sang venimeux, dont
la gueule s'ouvre comme un gouffre immense, voilà l'époux
qui chaque nuit vient furtivement partager ta couche. (4) Rappelle-toi
l'oracle de la Pythie, ce fatal arrêt qui te livre aux embrassements
d'un monstre. Il y a plus : nombre de témoins, paysans,
chasseurs ou bourgeois de ce voisinage, l'ont vu le soir revenir
de la pâture, et traverser le fleuve à la nage.
(V, 18, 1) Personne ne doute qu'il ne te tienne ici comme en mue,
au milieu de toutes ces délices, et qu'il n'attende seulement,
pour te dévorer, que ta grossesse plus avancée lui
offre une chère plus copieuse. (2) C'est à toi de
voir si tu veux écouter des soeurs tremblantes pour une
soeur qu'elles aiment, et si tu n'aimes pas mieux vivre tranquillement
au milieu de nous, que d'avoir les entrailles d'un monstre dévorant
pour sépulture. (3) Trouves-tu plus de charmes dans cette
solitude peuplée de voix, dans ces amours clandestins,
dans ces caresses nauséabondes et empoisonnées,
dans cet accouplement avec un reptile ? Soit. Du moins nous aurons
fait notre devoir en bonnes soeurs.
(4) La pauvre Psyché, dans sa candide inexpérience,
reçut comme un coup de foudre cette formidable révélation.
Sa tête s'égara; tout fut oublié, les avertissements
de son mari, ses propres promesses; (5) et elle alla donner tête
baissée dans l'abîme ouvert sous ses pas. Ses genoux
fléchissent, la pâleur de la mort couvre son visage,
et ses lèvres tremblantes livrent à peine passage
à ces mots entrecoupés :
(V, 19, 1) Chères soeurs, je n'attendais pas moins de votre
affection si tendre. Oui, je ne vois que trop de vraisemblance
dans les rapports que l'on vous a faits. (2) Effectivement je
n'ai jamais vu mon époux; je ne sais d'où il vient;
sa voix ne se fait entendre que la nuit; il ne me parle qu'à
l'oreille; il fuit soigneusement toute lumière. C'est quelque
monstre, dites-vous ? je n'hésite pas à le croire;
(3) car il n'est peur qu'il ne me fasse de sa figure et des terribles
conséquences de ma curiosité, au cas où je
chercherais à le voir. (4) Si votre assistance peut conjurer
un tel danger, ah ! ne me la refusez pas. Que sert de protéger,
si l'on ne protège jusqu'au bout ?
(5) Les deux scélérates voient la brèche
ouverte. Elles démasquent alors leur attaque, se ruent
sur le corps de la place, et exploitent à force ouverte
les terreurs de la simple Psyché. (V, 20, 1) L'une d'elles
lui parle ainsi : Il s'agit de te sauver. Les liens du sang nous
obligent à fermer les yeux sur nos propres périls.
Un seul moyen se présente; nous l'avons longtemps médité.
(2) Écoute; prends un poignard bien aiguisé, donne-lui
le fil encore, en passant doucement la lame sur la paume de ta
main; puis va le cacher soigneusement dans ton lit, du côté
où tu te couches d'ordinaire. Munis-toi également
d'une petite lampe bien fournie, afin qu'elle jette plus de lumière.
Tu trouveras bien moyen de la placer inaperçue derrière
le rideau. (3) Tout cela dans le plus grand secret. Il ne tardera
pas à venir, traînant sur le plancher son corps sinueux,
prendre au lit sa place accoutumée. Attends qu'il soit
étendu tout de son long, et que tu l'entendes respirer
pesamment, comme il arrive dans l'engourdissement du premier sommeil
: (4) alors glisse-toi hors du lit, et va, sans chaussure, à
petits pas, et sur la pointe du pied, tirer ta lampe de sa cachette.
Sa lueur te servira à bien prendre tes mesures pour mettre
à fin la généreuse entreprise. (5) Saisis
alors l'arme à deux tranchants, lève hardiment le
bras, frappe le monstre sans hésiter à la jointure
du cou et de la tête, et tu feras de son corps deux tronçons.
(6) Notre assistance ne te manquera pas. Aussitôt que par
sa mort tu auras opéré ta délivrance, nous
serons à tes côtés. Nous t'emmènerons
avec nous, sans oublier toutes ces richesses, et, par un hymen
de ton choix, nous t'unirons, toi créature humaine, à
un être qui soit de l'humanité.
(V, 21, 1) Quand elles crurent avoir assez attisé le feu
dans le cur de Psyché par ce langage incendiaire,
elles se hâtent de s'esquiver, redoutant fort pour leurs
personnes la proximité du théâtre de la catastrophe.
(2) Elles font, comme à l'ordinaire, l'ascension du rocher
sur les ailes du vent. Puis, courant à toutes jambes vers
leur vaisseau, elles s'embarquent, et quittent le pays.
Le dévoilement de Cupidon (V, 21, 3 - 23, 5)
(3) Psyché reste livrée à elle-même,
c'est-à-dire obsédée par les Furies. Le trouble
de son coeur est celui d'une mer orageuse. Son dessein est arrêté,
elle s'y obstine; et ses mains déjà s'occupent des
sinistres préparatifs, que son âme doute et flotte
encore. Les émotions s'y combattent : (4) Tour à
tour elle veut et ne veut pas, menace et tremble, s'emporte et
mollit. Pour tout dire en un mot, dans le même individu
elle déteste un monstre, elle adore un époux. Cependant
le soir est venu; la nuit va suivre. Elle s'occupe à la
hâte des préliminaires du forfait.
(V, 21, 5) Il est nuit. L'époux est à son poste.
Il livre un premier combat, prélude de sa campagne nocturne,
puis s'endort d'un sommeil profond.
(V, 22, 1) La force abandonne alors Psyché; le cur
lui manque. Mais le sort a prononcé, le sort est impitoyable,
son énergie revient. Elle avance la lampe, saisit son poignard.
Adieu la timidité de son sexe. (2) Mais à l'instant
la couche s'illumine, et voilà ses mystères au grand
jour. Psyché voit (quel spectacle !) le plus aimable des
monstres et le plus privé, Cupidon lui-même, ce dieu
charmant, endormi dans la plus séduisante attitude. Au
même instant la flamme de la lampe se dilate et pétille,
et le fer sacrilège reluit d'un éclat nouveau. (3)
Psyché reste atterrée à cette vue, et comme
privée de ses sens. Elle pâlit, elle tremble, elle
tombe à genoux. Pour mieux cacher son fer, elle veut le
plonger dans son sein; (4) et l'effet eût suivi l'intention,
si le poignard, comme effrayé de se rendre complice de
l'attentat, n'eût échappé soudain de sa main
égarée. Elle se livre au désespoir; mais
elle regarde pourtant, et regarde encore les traits merveilleux
de cette divine figure, et se sent comme renaître à
cette contemplation. (5) Elle admire cette tête radieuse,
cette auréole de blonde chevelure d'où s'exhale
un parfum d'ambroisie, ce cou blanc comme le lait, ces joues purpurines
encadrées de boucles dorées qui se partagent gracieusement
sur ce beau front, ou s'étagent derrière la tête,
et dont l'éclat éblouissant fait pâlir la
lumière de la lampe. (6) Aux épaules du dieu volage
semblent pousser deux petites ailes, d'une blancheur nuancée
de l'incarnat du coeur d'une rose. Dans l'inaction même,
on voit palpiter leur extrémité délicate,
qui jamais ne repose. (7) Tout le reste du corps joint au blanc
le plus uni les proportions les plus heureuses. La déesse
de la beauté peut être fière du fruit qu'elle
a porté.
(V, 23, 1) Au pied du lit gisaient l'arc, le carquois et les flèches,
insignes du plus puissant des dieux. La curieuse Psyché
ne se lasse pas de voir, de toucher, d'admirer en extase les redoutables
armes de son époux. Elle tire du carquois une flèche,
(2) et, pour en essayer la trempe, elle en appuie le bout sur
son pouce; mais sa main, qui tremble en tenant le trait, imprime
à la pointe une impulsion involontaire. La piqûre
entame l'épiderme, et fait couler quelques gouttes d'un
sang rosé. (3) Ainsi, sans s'en douter, Psyché se
rendit elle-même amoureuse de l'Amour. De plus en plus éprise
de celui par qui l'on s'éprend, elle se penche sur lui
la bouche ouverte, et le dévore de ses ardents baisers.
Elle ne craint plus qu'une chose, c'est que le dormeur ne s'éveille
trop tôt. (4) Mais tandis qu'ivre de son bonheur, elle s'oublie
dans ces transports trop doux, la lampe, ou perfide, ou jalouse,
ou (que sais-je ?) impatiente de toucher aussi ce corps si beau,
de le baiser, si j'ose le dire, à son tour, épanche
de son foyer lumineux une goutte d'huile bouillante sur l'épaule
droite du dieu. (5) O lampe maladroite et téméraire
! ô trop indigne ministre des amours ! faut-il que par toi
le dieu qui met partout le feu connaisse aussi la brûlure
! par toi, qui dus l'être sans doute au génie de
quelque amant jaloux des ténèbres, et qui voulait
leur disputer la présence de l'objet adoré !
La fuite de Cupidon (V, 23, 6 - 24, 5)
(6) Le dieu brûlé se réveille en sursaut.
Il voit le secret trahi, la foi violée, et, sans dire un
seul mot, il va fuir à tire d'aile les regards et les embrassements
de son épouse infortunée.
(V, 24, 1) Mais au moment où il se lève, Psyché
saisit à bras-le-corps sa jambe droite, s'y cramponne,
le suit dans son essor, tristement suspendue à lui jusqu'à
la région des nuages; et lorsque enfin la fatigue lui fait
lâcher prise, elle tombe sans mouvement par terre. (2) Cupidon
attendri répugne à l'abandonner en cet état
: il vole sur un cyprès voisin; et d'une voix profondément
émue : (3) Trop crédule Psyché, dit-il, pour
vous j'ai enfreint les ordres de ma mère. Au lieu de vous
avilir, comme elle le voulait, par une ignoble passion, par un
indigne mariage, je me suis moi-même offert à vous
pour amant. (4) Imprudent ! je me suis, moi, si habile archer,
blessé d'une de mes flèches, j'ai fait de vous mon
épouse. Et tout cela, pour me voir pris pour un monstre,
pour offrir ma tête au fer homicide, sans doute parce qu'il
s'y trouve deux yeux trop épris de vos charmes. (5) J'ai
tout fait pour tenir votre prudence éveillée. Ma
tendresse a prodigué les avertissements; mais sous peu
j'aurai raison de vos admirables conseillères et de leurs
funestes insinuations. Quant à vous, c'est en vous fuyant
que je veux vous punir. En achevant ces mots, il se lance en oiseau
dans les airs.
L'intervention du dieu Pan (V, 25, 1 - 25, 6)
(V, 25, 1) Psyché prosternée sur la terre suivit
longtemps des yeux son époux dans l'espace, tout en le
rappelant par ses cris lamentables; et quand un vol rapide l'eut
élevé à perte de vue, elle se lève,
et court se précipiter dans un fleuve voisin : (2) mais
le fleuve eut compassion de l'infortunée, et, par respect
pour le dieu qui fait enflammer même les ondes, par crainte
peut-être, il la soulève sur ses flots, et la dépose
pleine de vie sur le gazon fleuri de ses rivages.
(3) Le rustique dieu Pan se trouvait là par hasard, assis
sur la berge. Il tenait entre ses mains ces roseaux qui furent
jadis la nymphe Canna, et les faisait résonner sur tous
les tons; son troupeau capricieux folâtrait, en broutant
çà et là l'herbe du rivage. (4) Le dieu chèvre-pied,
apercevant la belle affligée, dont l'aventure ne lui était
pas inconnue, l'invite à s'approcher, et lui adresse quelques
mots de consolation : (5) Ma belle enfant, je ne suis qu'un gardeur
de chèvres, un peu rustre, il est vrai, mais j'ai beaucoup
vécu et acquis raisonnablement d'expérience; or,
si je sais bien former mes conjectures (ce que les gens de l'art
appellent être devin), cette démarche égarée
et chancelante, cette pâleur universelle, ces continuels
soupirs, et surtout ces yeux noyés dans les larmes, tout
cela me dit que vous souffrez du mal d'amour. (6) Croyez-en mon
conseil, renoncez à chercher la mort dans les flots ou
par toute autre voie; séchez vos pleurs, défaites-vous
de cet air chagrin, offrez vos prières avec ferveur au
grand dieu Cupidon, et, comme c'est un enfant gâté,
sachez le prendre et flatter ses fantaisies.
La punition des deux soeurs (V, 26, 1 - 27, 5)
(V, 26, 1) Ainsi parla le dieu pasteur. Psyché ne répondit
rien; elle s'inclina devant le dieu, et se mit en marche. Après
avoir longtemps et péniblement erré à l'aventure,
elle se trouve dans un sentier en pente, qui la mène inopinément
à la ville où régnait le mari d'une de ses
soeurs. (2) Aussitôt qu'elle en fut informée, elle
fait annoncer sa venue. Elle est introduite, et, après
les baisers et les politesses d'usage, on lui demande son histoire.
Psyché commence ainsi : (3) Il vous souvient du conseil
que vous me donnâtes, d'accord avec notre autre soeur. Abusée,
disiez-vous, par un monstre qui venait, se donnant pour mari,
passer les nuits avec moi, il fallait, sous peine de servir de
pâture à cette bête vorace, le frapper d'un
poignard à deux tranchants, et j'y étais bien décidée;
(4) mais lorsque, toujours par votre conseil, j'approchai la lampe
qui devait me découvrir ses traits, quel divin spectacle
vint s'offrir à mes regards charmés ! c'était
le fils de la déesse Vénus, Cupidon lui-même,
endormi d'un paisible sommeil. (5) Éperdue, ivre de volupté,
je cédais au délire de mes sens. (6) Tout à
coup, ô douleur ! une goutte d'huile brûlante tombe
sur son épaule; il se réveille en sursaut; et, voyant
dans mes mains le fer et la flamme : Va, me dit-il, ton crime
est impardonnable. Sors à jamais de mon lit; plus rien
de commun entre nous. (7) C'est ta soeur (et il prononça
votre nom) que je veux désormais pour épouse. Il
dit, et, sur son ordre, le souffle de Zéphyr me transporte
hors du palais.
(V, 27, 1) Psyché n'avait pas fini de parler, qu'enivrée
du succès de sa ruse, sa soeur brûle d'en recueillir
les coupables fruits. Pour tromper son mari, elle feint qu'on
vient de lui apprendre la mort de ses parents, s'embarque en toute
hâte, et fait voile vers le rocher. (2) Zéphyr ne
soufflait pas alors; mais, dans l'espoir qui l'aveugle : Cupidon,
dit-elle, reçois une épouse digne de toi; et toi,
Zéphyr, soutiens ta souveraine ! Et soudain elle s'élance
de plein saut. (3) Mais elle ne peut même arriver morte
où elle voulait aller; car les saillies des rocs se renvoyèrent
les débris de ses membres, et, par un sort trop mérité,
les lambeaux dispersés de son corps devinrent à
moitié chemin la pâture des bêtes féroces
et des oiseaux de proie.
(4) L'autre punition ne tarda guère. Psyché, continuant
sa course vagabonde, arriva dans la ville où résidait
sa seconde soeur. (5) Celle-ci, dupe de la même fiction,
et rêvant comme sa devancière le criminel honneur
de supplanter sa cadette, courut vite au rocher et y trouva même
fin.
Vénus informée s'en prend violemment à
Cupidon (V, 28, 1 - 30, 6)
(V, 28, 1) Pendant que Psyché courait ainsi le monde à
la recherche de Cupidon, Cupidon, malade de sa brûlure,
gémissait couché sur le lit même de sa mère.
(2) Or, cet oiseau blanc qui rase de l'aile la surface des mers,
plongeant dans les profondeurs de l'Océan, va trouver Vénus,
(3) qui se baignait en se jouant au milieu des flots. Il lui annonce,
en l'abordant, que son fils s'est fait une grande brûlure,
dont la guérison est incertaine. (4) Il ajoute que les
bruits les plus fâcheux se répandent sur elle et
sur sa famille : La mère et le fils, disait-on, ne sont
plus occupés, l'un que d'une intrigue d'amour sur une montagne,
et l'autre que du plaisir de nager au fond des mers. (5) Adieu
la volupté, adieu les grâces, adieu les jeux et les
ris. Tout s'enlaidit, se rouille, s'assombrit dans la nature;
plus de tendres noeuds, de commerce d'amitié, d'amour filial.
Le désordre règne; ce n'est plus qu'une dissolution
générale, un affreux dégoût de tout
ce qui entretient l'union et fait le charme de la vie. (6) La
volatile babillarde n'oublia rien dans son rapport de ce qui pouvait
irriter Vénus contre son fils. (7) Ah ! dit la déesse
irritée, mon bon sujet de fils a fait une maîtresse
! Voyons, toi, seule créature qui me montres du zèle,
dis-moi le nom de la femme assez osée pour faire les avances
à un enfant de cet âge. Est-ce une des Heures, une
Nymphe, une Muse, ou l'une des Grâces de ma suite ? (8)
L'oiseau jaseur n'eut garde de se taire. Maîtresse, je ne
sais trop, répondit-il; mais il y a de par le monde une
jeune fille du nom de Psyché, si je ne me trompe, dont
on le dit passionnément épris. (9) Qui ? s'écria
Vénus tout à fait outrée, cette Psyché
qui se mêle d'être aussi belle que moi ? qui s'ingère
de porter mon nom ? C'est celle-là qu'il aime ? Ce marmot,
apparemment, s'est servi de moi comme entremetteuse ! c'est moi
qui lui aurai mis le doigt sur cette donzelle !
(V, 29, 1) Tout en grondant, elle sort précipitamment des
ondes, et se dirige vers la couche d'or où repose le dieu
malade. De la porte, elle lui crie de sa plus grosse voix : (2)
Belle conduite, en vérité, pour un enfant discret
et sage ! Est-ce là le cas que vous faites des ordres d'une
mère, d'une souveraine ? Au lieu de livrer mon ennemie
à d'ignobles amours, (3) vous osez, enfant libertin, lui
prodiguer vos caresses précoces, et chercher dans ses bras
des plaisirs défendus à votre âge ! Vous prétendez
m'imposer pour bru la femme que je déteste ! (4) Ah çà,
croyez-vous, petit drôle, séducteur avorton, enfant
insupportable, que seul vous soyez en état d'avoir lignée
et que moi je sois hors d'âge ? Oh bien ! (5) Sachez que
je veux avoir un fils qui vous remplacera, et qui vaudra mieux
que vous. Tenez, afin que l'affront soit plus sensible, j'adopterai
quelqu'un de mes serviteurs, et je le doterai de ces ailes, de
ce flambeau, de cet arc et de ces flèches, que je vous
avais confiés pour un meilleur usage; car tout cet équipement
m'appartient, (6) et il n'en est pas une pièce qui vous
vienne de votre père.
(V, 30, 1) On vous a gâté dès l'enfance :
vos mains n'ont jamais su qu'égratigner et battre ceux
à qui vous devez le respect. Moi-même, moi, votre
mère, enfant dénaturé, ne suis-je pas journellement
volée par vous, et quelquefois battue ? Vous n'en useriez
pas autrement avec moi si j'étais veuve; et votre beau-père,
ce grand et formidable guerrier, ne vous impose même pas.
(2) Je le crois bien, au surplus : pour me faire enrager, vous
vous êtes mis sur le pied de lui procurer de bonnes fortunes;
mais le jeu vous coûtera cher, et ce beau mariage ne sera
pas tout rose pour vous, je vous le promets. (3) Suis-je assez
bafouée ? Que faire ? que résoudre ? comment avoir
raison de ce petit vaurien ? Irai-je mendier le secours de la
Sagesse, elle qui m'a vue si souvent lui rompre en visière,
toujours pour les frasques de ce mignon ? (4) La créature,
d'ailleurs, la plus désobligeante et la plus mal peignée...
! Ah ! j'en ai le frisson; mais il est si bon de se venger, coûte
qui coûte ! (5) Allons, j'irai trouver la Sagesse, oui,
la Sagesse. Du moins, mon fripon sera châtié de main
de maître. Elle videra son carquois, désarmera ses
flèches, détendra son arc, éteindra son flambeau,
et ne ménagera pas non plus sa petite personne. (6) Je
ne serai point satisfaite qu'elle n'ait et rasé cette chevelure
dorée que j'ai si souvent peignée de mes propres
mains, et rogné ces ailes, autrefois arrosées du
nectar de mon sein.
Junon et Cérès (V, 31, 1 - VI, 4, 5)
(V, 31, 1) Elle dit, et sort furieuse, tout en continuant d'exhaler
sa bile. Elle est accostée par Junon et Cérès,
qui, la voyant le teint allumé, lui demandent pourquoi
ce sourcil froncé qui obscurcit le brillant de ses yeux.
(2) Je vous rencontre à propos, leur dit-elle : la colère
pourrait me porter à quelque excès; mais, je vous
en conjure, aidez-moi de tous vos efforts à retrouver cette
Psyché qui s'est enfuie, envolée je ne sais où;
car vous n'en êtes pas à apprendre le scandale de
ma maison, et les hauts faits de celui que je ne veux plus appeler
mon fils.
(3) Les deux déesses, bien instruites de l'aventure, essayent
d'apaiser la grande colère de Vénus. Mais, madame,
qu'a donc fait votre fils, pour motiver cet acharnement contre
lui, et cette hostilité si violente contre celle qu'il
aime ? (4) Où est le crime, s'il vous plaît, de faire
les yeux doux à une jolie fille ? Vous n'ignorez pas qu'il
est garçon sans doute, et, de plus, grand garçon
? Auriez-vous oublié la date de sa naissance ? ou, parce
qu'il porte si gentiment ses années vous obstinez-vous
à le voir toujours enfant ? (5) Vous, sa mère, vous,
femme de sens, vous iriez d'un oeil curieux épier ses amusements,
lui faire un crime de ses petites fredaines, contrecarrer ses
amourettes, et condamner enfin, dans ce beau jouvenceau, (6) vos
propres gentilles pratiques, et les doux passe-temps que vous
ne vous refusez pas ? Singulière prétention, d'aller
semant l'amour partout, et de le prohiber dans vos domaines !
d'exclure vos enfants du droit commun de prendre part aux faiblesses
du beau sexe ! Ah! l'on ne vous la passera pas, ni au ciel, ni
sur la terre. (7) Ainsi les officieuses déesses prennent
la défense de l'absent, dont elles redoutent les flèches;
mais Vénus, qui n'entend pas raillerie sur les torts dont
elle se plaint, leur tourne le dos, et précipite ses pas
vers la mer.
(VI, 1, 1) Psyché cependant allait errant à l'aventure.
Jour et nuit elle cherche son époux; le sommeil la fuit,
et sa passion s'en exalte encore. Il s'agit pour elle non plus
d'attendrir un époux, mais de désarmer un maître.
(2) Au sommet d'une montagne escarpée, elle aperçoit
un temple. Qui sait ? dit-elle, peut-être est-ce là
le séjour de mon souverain seigneur : et la voilà,
oubliant ses fatigues, qui court d'un pas rapide vers ce but de
son espoir et de ses voeux. (3) Elle gravit intrépidement
la hauteur, et s'approche du sanctuaire. Elle y voit amoncelés
des épis d'orge et de froment, dont une partie était
tressée en couronne. (4) Il y avait aussi des faux et tout
l'attirail des travaux de la moisson; mais tout cela pêle-mêle
et jeté au hasard; comme il arrive quand l'excès
de la chaleur fait tomber l'outil des mains au travailleur fatigué.
(5) Psyché s'occupe aussitôt à débrouiller
cette confusion, et à remettre chaque chose en ordre et
en place, persuadée qu'il n'y a pour elle détail
de culte ni observance à négliger, et qu'il n'est
aucun dieu dont elle n'ait à se concilier la bienveillance
et la pitié.
(VI, 2, 1) Tandis qu'elle vaque à ce soin consciencieusement
et sans relâche, arrive Cérès la nourricière,
qui la trouve à l'ouvrage : Ah ! malheureuse Psyché,
s'écria-t-elle, avec un soupir prolongé, (2) Vénus
en courroux cherche par tout l'univers la trace de tes pas; elle
veut ta mort; elle se vengera de tout son pouvoir de déesse
et toi, je te trouve ici uniquement occupée de mon service,
et ne songeant à rien moins qu'à ta propre sûreté
! (3) Psyché se prosterne aux pieds de Cérès,
les inonde de ses larmes, et, balayant le sol de ses cheveux,
implore la déesse sous toutes les formes de prières.
(4) Par cette main prodigue des trésors de l'abondance,
par les rites joyeux de la moisson, par votre attelage ailé
de dragons obéissants, (5) par les fertiles sillons de
la Sicile, par le char ravisseur, par la terre receleuse, par
la descente de Proserpine aux enfers et son ténébreux
hyménée, par la triomphante illumination de votre
retour après l'avoir retrouvée, par tous les mystères
enfin que le sanctuaire de l'antique Éleusis renferme et
protège de son silence sacré, prenez en pitié
la malheureuse Psyché qui vous supplie; (6) souffrez que
je me cache pour quelques jours dans cet amas d'épis. Ou
ce temps suffira pour calmer le courroux de ma redoutable ennemie,
ou je pourrai du moins retrouver mes forces, épuisées
par tant de fatigues.
(VI, 3, 1) Cérès lui répond : Je suis touchée
de tes prières et de tes larmes, et je voudrais te secourir;
mais Vénus est ma parente; c'est une ancienne amie, bonne
femme d'ailleurs, que je ne veux en rien contrarier. (2) Il te
faut donc sortir à l'instant de ce temple; et sache-moi
gré de ne pas t'y retenir prisonnière.
(3) Refusée contre son espoir, Psyché s'éloigne,
emportant dans son coeur un chagrin de plus. Elle revenait tristement
sur ses pas, quand son oeil plongeant au fond d'un vallon, découvre
un autre temple, dont l'élégante architecture se
dessinait dans le demi-jour d'un bois sacré. Décidée
à ne négliger aucune chance, même douteuse,
de salut, et à se mettre sous la protection d'une divinité
quelconque, elle s'avance vers l'entrée de l'édifice.
(4) Là se présentent à sa vue les plus riches
offrandes. Aux portes sacrées, ainsi qu'aux arbres environnants,
étaient suspendues des robes magnifiques; et sur leur tissu
la reconnaissance avait brodé en lettres d'or, avec le
nom de la déesse, le sujet de chaque action de grâces
qu'on lui rendait. Psyché fléchit le genou, embrasse
l'autel tiède encore, et, après avoir essuyé
ses larmes elle fait cette prière :
(VI, 4, 1) Épouse et soeur du grand Jupiter, toi qui habites
un temple antique dans cette Samos, si fière d'avoir entendu
tes premiers vagissements et de t'avoir vu presser le sein de
ta nourrice; toi que l'altière Carthage, aux opulentes
demeures, honore sous les traits d'une vierge traversant les airs
avec un lion pour monture; (2) toi qui, sur les bords que l'lnachus
arrose, présides aux murs de la célèbre Argos
qui t'adore; et toi, la reine des déesses, l'épouse
du maître du tonnerre; (3) toi que l'Orient vénère
sous le nom de Zygie, et qu'invoque l'Occident sous celui de Lucine;
ah ! montre-toi pour moi Junon protectrice ! La fatigue m'accable;
daigne me préserver des dangers qui me menacent. Jamais,
je le sais, tu ne refusas ta protection aux femmes sur le point
d'être mères.
(4) Pendant cette invocation, Junon lui apparaît dans tout
l'éclat de la majesté céleste. Je ne demanderais
pas mieux, dit-elle, que d'accueillir ta demande; (5) mais me
mettre en opposition avec Vénus ma bru, que j'aime comme
ma fille, le puis-je vraiment avec convenance ? Et puis il y a
des lois qui défendent de recueillir les esclaves fugitifs,
et je n'irai pas y porter atteinte
Vénus fait lancer par Mercure un avis de recherche et Psyché
décide de se livrer
(VI, 5, 1 - 8, 4)
(VI, 5, 1) Découragée de ce nouvel échec,
et renonçant à suivre un mari qui a des ailes, Psyché
se livre à de cruelles réflexions. (2) Où
chercher du secours, quand des déesses même ne me
témoignent qu'une bonne volonté stérile ?
(3) Où porter mes pas, quand tant de pièges m'environnent
? Quel toit, quelle retraite assez obscure pour me cacher à
l'oeil inévitable de la toute-puissante Vénus ?
Allons, Psyché, une résolution énergique
! plus d'illusions frivoles. Va, de toi-même, te remettre
aux mains de ta souveraine : ta soumission, pour être tardive,
peut encore la désarmer. (4) Qui sait ? peut-être
celui que tu cherches va-t-il se retrouver dans le palais de sa
mère. Ainsi décidée à cette soumission
hasardeuse, dût-elle y trouver sa perte, Psyché déjà
préparait son exorde.
(VI, 6, 1) Cependant Vénus, qui a épuisé
tous les moyens d'investigation sur terre, en va demander au ciel.
Elle ordonne qu'on attelle son char d'or, oeuvre merveilleuse
de l'art de Vulcain, qui lui en avait fait hommage comme présent
de noces. La riche matière a diminué sous l'action
de la lime; mais, en perdant de son poids, elle a doublé
de prix. (2) De l'escadron ailé qui roucoule près
de la chambre de la déesse, se détachent quatre
blanches colombes; elles s'avancent en se rengorgeant, et viennent
d'un air joyeux passer d'elles-mêmes leur cou chatoyant
dans un joug brillant de pierreries. (3) Leur maîtresse
monte; elles prennent gaiement leur vol; une nuée de passereaux
folâtres gazouillent autour du char. D'autres chantres des
airs, au gosier suave, annoncent, par leurs doux accents, l'arrivée
de la déesse. (4) Les nuées lui font place; le ciel
ouvre ses portes à sa fille chérie, et l'Empyrée
tressaille d'allégresse à sa venue. L'harmonieux
cortège défile, sans avoir à craindre la
rencontre de l'aigle, ni du vorace épervier.
(VI, 7, 1) Vénus va droit à la royale demeure de
Jupiter, et la fière solliciteuse demande hardiment qu'il
lui prête le ministère de Mercure; car il lui faut
la meilleure poitrine de l'Olympe. (2) Signe d'assentiment des
noirs sourcils. Vénus revient triomphante, et, tout en
descendant des cieux avec Mercure, lui dit d'un ton animé
: (3) Mon frère l'Arcadien, vous savez que votre soeur
Vénus ne fait jamais rien sans vous; vous n'ignorez pas
non plus que je suis en quête d'une esclave à moi
qui se cache, et que je perds mon temps à la chercher.
Je n'ai plus qu'une ressource, c'est de faire proclamer que je
promets récompense à qui la trouvera. (4) Je compte
sur vous pour me rendre, sans tarder, ce bon office. Surtout que
son signalement soit clair et précis. S'il y a lieu plus
tard de poursuivre quelque receleur en justice, qu'on ne puisse
prétexter cause d'ignorance. (5) Là-dessus, elle
remet par écrit à Mercure le nom de Psyché
avec les indications nécessaires, et regagne son palais.
(VI, 8, 1) Mercure, empressé de s'acquitter de la commission,
se met à parcourir la terre, proclamant partout ce qui
suit : "(2) On fait savoir qu'une fille de roi, du nom de
Psyché, esclave de Vénus, a pris la fuite. Quiconque
pourra la livrer, ou indiquer sa retraite, (3) recevra pour sa
peine sept baisers de la bouche même de Vénus; plus,
un huitième, emmiellé de ce que ses lèvres
ont de plus doux. S'adresser pour la réponse au crieur
Mercure, derrière les Pyramides Murciennes." (4) À
cette annonce, on juge quelle excitation l'espoir d'un pareil
prix dut produire chez les mortels. Cette circonstance acheva
de détruire toute irrésolution dans l'esprit de
Psyché.
Vénus accueille très durement Psyché (VI,
8, 5 - 9, 6)
(5) Déjà elle approchait des portes de sa maîtresse;
l'Habitude, une des suivantes de Vénus, accourt, en criant
du plus haut ton de sa voix : (6) Te voilà donc, servante
détestable ! Enfin tu te souviens que tu as une maîtresse
! Ne vas-tu pas, avec l'effronterie dont tu es pourvue, feindre
d'ignorer quelle peine nous avons eue à courir après
toi ? (7) Par bonheur, c'est dans mes mains que tu tombes; autant
vaudraient pour toi les griffes de l'enfer. Ah ! tu vas recevoir
le prix de ta rébellion.
(VI, 9, 1) Et, la saisissant par les cheveux, elle entraîne
la pauvrette, qui n'oppose aucune résistance. En voyant
sa victime devant elle, et comme offerte à ses coups, Vénus
poussa un grand éclat de rire; de ce rire que produit souvent
l'excès de la colère. (2) Enfin, dit-elle, en secouant
la tête et se frottant l'oreille droite, vous daignez venir
saluer votre belle-mère. N'est-ce pas à votre mari,
malade par votre fait, que s'adresse l'honneur de votre visite
? Oh ! soyez tranquille; on vous traitera comme le mérite
une aussi estimable belle-fille. Où sont, dit-elle, mes
deux servantes, l'Inquiétude et la Tristesse ? (3) On les
introduit; et Vénus livre Psyché à leurs
mains cruelles. Suivant l'ordre qu'elles ont reçu, elles
la frappent de verges, la torturent de mille manières,
puis la ramènent en présence de leur maîtresse.
(4) Vénus se mit de nouveau à rire. Oh ! voici,
dit-elle, un gros ventre bien fait pour me disposer à la
commisération. Cette belle progéniture va faire
de moi une si heureuse grand-mère ! Grand-mère !
(5) n'est-ce pas bien réjouissant de s'entendre donner
ce nom, et d'avoir pour petit-fils l'enfant d'une vile servante
? (6) Mais je suis folle, en vérité, d'appeler cela
mon fils. Ce mariage disproportionné, consommé dans
une campagne, sans témoins, sans le consentement du père,
ne saurait être légitime. Le marmot sera bâtard,
supposé que je lui donne le temps de naître.
Première épreuve : le tri des grains (VI, 10,
1 - 11, 2)
(VI, 10, 1) En proférant ces mots, elle s'élance
sur la pauvre Psyché, met sa robe en pièces, lui
arrache les cheveux, et lui meurtrit de coups la tête. Ensuite
elle se fait apporter du froment, de l'orge, du millet, de la
graine de pavots, des pois, des lentilles et des fèves.
Elle mêle et confond le tout, et s'adressant à sa
victime : (2) Une servante, une créature si disgraciée
doit être une habile personne pour avoir su se faire si
bien venir. Eh bien ! je veux essayer ton savoir faire. (3) Tu
vois cet amas de graines confondues ? tu vas me trier tout, séparer
chaque espèce, et en faire autant de tas. Je te donne jusqu'à
ce soir pour m'expédier cette tâche. (4) Et, après
lui avoir taillé cette belle besogne, la déesse
sort pour se rendre à un repas de noces.
Psyché ne songe pas même à mettre la main
à ce chaos inextricable. Elle reste immobile et stupéfaite
d'une exigence aussi extravagante. (5) Alors la fourmi, chétive
habitante des champs, qui pouvait si bien apprécier la
difficulté d'une semblable tâche, prend en pitié
l'épouse d'un dieu, qu'elle y voit impitoyablement condamnée.
Tout indignée de cet acte de marâtre, elle court
convoquer le ban des fourmis de son quartier. (6) Soyez compatissantes,
filles alertes de la terre; vite au travail ! une femme aimable,
l'épouse de l'Amour, a besoin de vos bons offices. (7)
Aussitôt la gent aux mille pieds de se ruer, de se trémousser
par myriades. En un clin d'oeil tout cet amas confus est divisé,
classé par espèces, distribué en autant de
tas distincts; et zeste, tous les travailleurs ont disparu.
(VI, 11, 1) Vers le soir, Vénus revient de la fête,
échauffée par les rasades, arrosée de parfums
et couverte de guirlandes de roses. Elle voit avec quel soin merveilleux
la tâche a été remplie : (2) Ce n'est pas
toi, coquine, cria-t-elle, qui as fait cette besogne. J'y reconnais
la main de celui à qui tu as trop plu, pour ton malheur
et pour le sien. Là-dessus, elle jette à Psyché
un morceau de pain, et va se mettre au lit.
Deuxième épreuve : les brebis à la toison
d'or (VI, 11, 3 - 13, 1)
(3) Cependant Cupidon, confiné au fond du palais, y subissait
une réclusion sévère. On craint qu'il n'aggrave
sa blessure par son agitation turbulente : surtout, on veut le
séquestrer de celle qu'il aime. Ainsi séparés,
bien que sous le même toit, les deux amants passèrent
une nuit cruelle. (4) Le char de l'Aurore se montrait à
peine, que Vénus fit venir Psyché, et lui dit :
Vois-tu ce bois bordé dans toute sa longueur par une rivière
(5) dont les eaux sont déjà profondes, bien qu'encore
voisines de leur source ? Un brillant troupeau de brebis à
la toison dorée y paît, sans gardien, à l'aventure:
il me faut à l'instant un flocon de leur laine précieuse.
Va, et fais en sorte de me le rapporter sans délai.
(VI, 12, 1) Psyché court, vole; non pour accomplir l'ordre
de la déesse, mais pour mettre un terme à ses maux
dans les eaux du fleuve. Or, voici que, de son lit même,
un vert roseau, doux organe d'harmonie, inspiré tout à
coup par le vent qui l'agite et qui murmure, se met à prophétiser
en ces termes : (2) Pauvre Psyché, déjà si
rudement éprouvée, garde-toi de souiller par ta
mort la sainteté de mes ondes, et n'approche pas du formidable
troupeau qui paît sur ce rivage. (3) Tant que le soleil
de midi darde ses rayons, ces brebis sont possédées
d'une espèce de rage. Tout mortel alors doit redouter les
blessures de leurs cornes acérées, le choc de leur
front de pierre, et la morsure de leurs dents venimeuses; (4)
mais une fois que le méridien aura tempéré
l'ardeur de l'astre du jour, que les brises de la rivière
auront rafraîchi le sang de ces furieux animaux, tu pourras
sans crainte gagner ce haut platane nourri des mêmes eaux
que moi, et trouver sous son feuillage un sûr abri. (5)
Alors tu n'auras, pour te procurer de la laine d'or, qu'à
secouer les branches des arbres voisins, où elle s'attache
par flocons.
(VI, 13, 1) Ainsi le bon roseau faisait entendre à Psyché
de salutaires conseils. Elle y prêta une oreille attentive,
et n'eut pas lieu de s'en repentir; car, en suivant ses instructions,
elle eut bientôt fait sa collecte furtive, et retourna vers
Vénus, le sein rempli de cet or amolli en toison.
Troisième épreuve : l'eau de la source du Styx (VI,
13, 2 - 16, 1)
(2) Psyché ne se vit pas mieux accueillie après
le succès de cette seconde épreuve. Vénus,
fronçant le sourcil, dit avec un sourire amer : (3) Toujours
la même protection frauduleuse ! Mais je vais faire un essai
décisif de ce courage si ferme et de cette conduite si
prudente. (4) Vois-tu ce rocher qui se dresse au sommet de cette
montagne escarpée ? Là jaillit une source dont les
eaux noirâtres, recueillies d'abord dans le creux d'un vallon
voisin, se répandent ensuite dans les marais du Styx, et
vont grossir les rauques ondes du Cocyte. (5) Tu iras au jet même
de la source puiser de son onde glaciale, et tu me la rapporteras
dans cette petite bouteille. Elle dit, et lui remet un flacon
de cristal poli, en accompagnant l'injonction des plus terribles
menaces.
(VI, 14, 1) Psyché hâte le pas pour gagner le sommet
du mont, croyant bien cette fois y trouver le terme de sa misérable
existence. Arrivée au haut, elle voit toute l'étendue
et la mortelle difficulté de sa tâche, et quels périls
il lui faut surmonter. (2) En effet, le rocher s'élevait
à une hauteur effroyable, et c'était à travers
ses flancs abrupts, d'un escarpement inaccessible, que l'onde
formidable trouvait passage. Elle s'échappait par une foule
de crevasses, (3) d'où elle glissait perpendiculairement,
et s'encaissait ensuite dans une rigole étroite et profonde,
qui la conduisait inaperçue jusqu'au fond du vallon. (4)
Du creux des rocs qui enfermaient ses deux rives, on voyait s'allonger
de droite et de gauche d'affreuses têtes de dragons aux
paupières immobiles, aux yeux constamment ouverts; gardiens
terribles et qui ne s'endorment ni ne se laissent gagner. (5)
De plus, ces eaux étaient parlantes et savaient se défendre
elles-mêmes : Arrière ! Que fais-tu ? où vas-tu?
Prends garde ! fuis ! Tu mourras! Tels étaient les avertissements
qu'elles ne cessaient de faire entendre. (6) Psyché resta
pétrifiée en voyant l'impossibilité de sa
tâche. Présente de corps, elle est absente par ses
sens.
(VI, 15, 1) Accablée par la conscience de son danger, elle
n'a pas même la triste ressource des larmes; mais une providence
tutélaire veillait sur cette âme innocente. Le royal
oiseau de Jupiter, l'aigle aux serres ravissantes, parut tout
à coup, déployant ses grandes ailes. (2) Il n'a
pas oublié combien il fit autrefois sa cour au souverain
des dieux par le rapt de ce jeune Phrygien qui lui sert à
boire, et que ce fut Cupidon lui-même qui l'inspira. Des
hauteurs de l'Olympe, il vient offrir bien à propos son
assistance, jaloux de se rendre agréable au mari en secourant
sa jeune épouse. Le voilà donc qui voltige autour
de Psyché, et lui dit : (3) Eh quoi ! pauvre innocente,
croyez-vous que vos mains novices puissent dérober une
seule goutte de l'eau de cette fontaine ? Vous flattez-vous d'approcher
seulement de ses bords sacrés et terribles ? (4) Ne savez-vous
pas que les dieux, que Jupiter lui-même, ne les nomment
qu'en tremblant ? qu'ils jurent par la majesté du Styx,
comme vous autres mortels vous jurez par la puissance des dieux
? (5) Mais confiez-moi ce flacon. Il dit, s'en empare, et ne tarde
pas à le rapporter plein, passant et repassant, majestueusement
soutenu par le balancement de ses puissantes ailes, entre ces
deux rangs de gueules béantes, qui ne peuvent que montrer
leurs dents terribles et darder sans effet leur triple langue.
(6) L'onde s'irrite, et lui crie : Loin d'ici, sacrilège
! Mais il disait : C'est par l'ordre de Vénus; et ce mensonge
adroit lui servit aussi de passeport.
(VI, 16, 1) Psyché reçoit avec joie le flacon si
heureusement rempli, et le rapporte en toute hâte à
Vénus; mais rien n'apaise l'implacable déesse.
Quatrième épreuve : l'expédition chez Proserpine
(VI, 16, 2 - 21, 4)
(2) Avec un sourire sinistre, et qui présage de nouvelles
et plus périlleuses exigences, elle l'apostrophe en ces
mots : il faut que tu sois magicienne, et magicienne des plus
expertes, pour avoir mis si lestement de telles commissions à
fin; (3) mais voici, ma poulette, ce qu'il te faut encore faire
pour moi. Prends cette boîte (elle lui en remit une au même
instant), et va de ce pas aux enfers, au sombre ménage
de Pluton. (4) Tu présenteras la boîte à Proserpine,
et tu lui diras : Vénus demande un peu de votre beauté,
ce qu'il en faut pour un jour seulement; (5) car toute sa provision
s'est épuisée par la consommation qu'elle en a faite
en servant de garde-malade à son fils. Va, et ne tarde
pas à retourner; car je veux m'en servir avant de paraître
au théâtre de l'Olympe.
(VI, 17, 1) Psyché crut recevoir le coup de grâce.
Cette fois l'ordre était clair : c'était tout simplement
l'envoyer à la mort. Comment en douter ? On voulait que
d'elle-même elle descendît au Tartare et visitât
les Mânes. (2) Sans plus tarder, elle court vers une tour
élevée, avec l'intention de se précipiter
du sommet. C'était, suivant elle, le meilleur et le plus
court chemin pour aller aux enfers; (3) mais de la tour s'échappe
tout à coup une voix : Quelle est, pauvre enfant, cette
idée de se jeter ainsi la tête la première
? Pourquoi reculer devant cette épreuve et vous sacrifier
sans but ? (4) Votre âme une fois séparée
du corps ira bien en effet au fond du Tartare, mais pour n'en
plus revenir. Écoutez-moi :
(VI, 18, 1) Lacédémone, cette noble cité
de l'Achaïe, n'est pas loin; elle touche au Ténare,
où l'on n'arrive que par des sentiers peu connus; (2) c'est
un soupirail du sombre séjour de Pluton. Osez vous engager
dans sa bouche béante : devant vous s'ouvrira une route
où nul pas n'a laissé sa trace, et qui va vous conduire
en ligne directe au palais de l'Orcus; (3) mais il ne faut pas
s'aventurer dans ces ténèbres les mains vides. Ayez
à chaque main un gâteau de farine d'orge pétri
avec du miel, et à la bouche deux petites pièces
de monnaie. (4) Vers la moitié du chemin infernal, vous
rencontrerez un âne boiteux, chargé de fagots. L'ânier,
boiteux aussi, vous demandera de lui ramasser quelques brins de
bois tombés de sa charge; passez outre, et ne répondez
mot. (5) Bientôt vous arriverez au fleuve de l'Érèbe.
Charon est là, exigeant son péage; car ce n'est
qu'à prix d'argent qu'il passe les arrivants sur l'autre
rive. Ainsi l'avarice vit encore chez les morts ! (6) Ni Charon,
ni Pluton même, ce dieu si grand, ne font rien pour rien.
Le pauvre en mourant doit se mettre en fonds pour le voyage :
nul n'a droit de rendre l'âme que l'argent à la main.
(7) Vous donnerez à ce hideux vieillard, à titre
de péage, une de vos deux pièces de monnaie. Il
faut qu'il la prenne de sa main à votre bouche. (8) En
traversant cette onde stagnante, vous verrez flotter le corps
d'un vieillard, qui vous tendra ses mains cadavéreuses,
vous priant de le tirer à vous dans la barque. La compassion
ne vous est pas permise; n'en faites rien.
(VI, 19, 1) Le fleuve franchi, vous rencontrerez à quelques
pas de vieilles femmes occupées à faire de la toile,
et qui vous demanderont d'y mettre la main : ne vous avisez pas
d'y toucher, autant de pièges tendus par Vénus,
et elle vous en réserve bien d'autres pour vous amener
à vous dessaisir de l'un au moins de vos gâteaux
: (2) n'en croyez pas la perte indifférente, il vous en
coûterait la vie. (3) Un énorme chien à trois
têtes, monstre formidable, épouvantable, sans cesse
aboyant aux mânes qu'il effraye sans leur pouvoir faire
d'autre mal, jour et nuit fait sentinelle au noir vestibule de
Proserpine; c'est le gardien du manoir infernal. (4) Vous le ferez
taire aisément en lui jetant un de vos gâteaux, et
vous passerez outre. Vous pénétrerez ainsi jusqu'à
Proserpine, qui vous fera le plus aimable accueil, vous engagera
à vous asseoir et à prendre part à un somptueux
festin; (5) mais ne vous asseyez que par terre, et n'acceptez
d'autre aliment que du pain noir. Vous exposerez ensuite l'objet
de votre mission, et vous prendrez ce qu'elle vous donnera. Cela
fait, retournez sur vos pas. (6) Vous vous rachèterez encore
de la gueule du chien au prix de votre second gâteau. Vous
repasserez le fleuve, en livrant à l'avare nautonier votre
autre pièce de monnaie; vous reprendrez le chemin que vous
aurez suivi en venant, et vous reverrez ainsi la voûte céleste:
(7) mais, sur toutes choses, ne vous avisez pas d'ouvrir la boite
qui vous aura été confiée, et de porter les
yeux sur ce qu'elle renferme. Point de regard curieux sur ce trésor
secret de la beauté divine.
(VI, 20, 1) Ainsi parla cette tour prévoyante en véritable
oracle. Psyché dirige aussitôt ses pas vers le Ténare.
Munie de ses deux oboles et de ses deux gâteaux, elle descend
rapidement le sentier souterrain; (2) passe, sans mot dire, devant
l'ânier boiteux; donne le péage au nocher, reste
sourde aux instances du mort qui surnage; ne tient compte de l'appel
insidieux des tisseuses; et, après avoir endormi, en lui
abandonnant son gâteau, la rage du gardien infernal, elle
pénètre dans la demeure de Proserpine. (3) En vain
son hôtesse lui offre un siège douillet, des mets
délicats; elle persiste à s'asseoir à ses
pieds sur la terre, et à n'accepter qu'un morceau de pain
grossier. C'est en cette posture qu'elle s'acquitte du message
de Vénus. (4) La boîte au contenu mystérieux
lui est remise hermétiquement close; et, après avoir
de nouveau fermé la gueule de l'aboyeur avec le second
gâteau, désintéressé le nocher avec
la seconde obole, elle quitte les enfers plus gaillardement qu'elle
n'y était descendue, (5) et elle revoit et adore la blanche
lumière des cieux; mais, tout empressée qu'elle
est de terminer sa mission, une curiosité téméraire
s'empare de son esprit. (6) En vérité, se dit-elle,
je serais bien simple, moi qui porte la beauté des déesses,
de n'en pas retenir un peu pour mon usage, quand ce serait peut-être
le moyen de ramener le charmant objet que j'adore.
(VI, 21, 1) En disant ces mots, elle ouvre la boîte. De
beauté point; objet quelconque ne s'y montre : mais à
peine le couvercle est-il soulevé, qu'une vapeur léthargique,
enfant de l'Érèbe, s'empare des sens de Psyché,
se répand comme un voile épais sur tous ses membres,
et la terrasse au milieu du chemin, (2) où elle reste étendue
dans l'immobilité du sommeil ou plutôt de la mort.
Cependant la blessure de Cupidon s'était cicatrisée.
La force lui était revenue, et avec elle l'impatience de
revoir sa Psyché. Il s'échappe à travers
l'étroite fenêtre de sa prison. (3) Ses ailes rafraîchies
et reposées le transportent en un clin d'oeil près
de son amante. Il la dégage avec soin du sommeil qui l'oppresse,
et qu'il replace dans sa boîte. Puis, de la pointe d'une
de ses flèches, il touche légèrement Psyché
et la réveille : (4) Eh quoi ! malheureuse enfant, encore
cette curiosité qui te perd ! Allons, hâte-toi de
t'acquitter de la commission de ma mère; moi, j'aviserai
au reste. À ces mots, l'amant ailé reprend son vol,
et Psyché se dépêche de porter à Vénus
le présent de Proserpine.
Jupiter intervient en faveur de Psyché et fait d'elle
une immortelle (VI, 22, 1 - 23, 5)
(VI, 22, 1) Cependant Cupidon, que sa passion dévore et
qui craint, à l'air courroucé de sa mère,
que la Sagesse ne vienne à se mettre de la partie, se résout
à tenter les grands moyens. De son aile rapide il perce
la voûte des cieux, va présenter requête à
Jupiter, et plaide sa cause devant lui. (2) Le maître des
dieux pince doucement ses petites joues, les attire près
de ses lèvres, les baise, et lui dit : (3) Monsieur mon
fils, vous n'avez guère respecté en moi la suprématie
déférée par le consentement des dieux : de
moi le régulateur des éléments, le moteur
des révolutions célestes, vous avez fait le point
de mire ordinaire de vos flèches. Vous m'avez compromis
dans je ne sais combien d'intrigues amoureuses avec des mortelles.
(4) En dépit des lois, notamment de la loi Julia et de
toute morale publique, vous avez chargé ma conscience,
aussi bien que ma réputation, d'assez scandaleux adultères.
Flamme, serpent, oiseau, bête des bois, bête d'étable;
il n'est métamorphose ignoble où vous n'ayez ravalé
la majesté de mes traits; (5) mais je veux être débonnaire,
et me rappeler seulement que vous avez grandi entre mes bras.
J'accède à votre requête; mais arrangez-vous
pour qu'elle ne se renouvelle pas. D'autre part, en revanche,
s'il se montre là-bas quelques minois hors de ligne, souvenez-vous
que vous me devez une compensation.
(VI, 23, 1) Il dit, et ordonne à Mercure de convoquer à
l'instant tout le conseil des dieux, sous peine pour chaque immortel
absent d'une amende de dix mille écus. Grâce à
la menace, on fut exact à la céleste conférence.
Alors le grand Jupiter, assis sur un trône élevé,
adresse ce discours à l'assemblée : (2) Dieux conscrits
du rôle des Muses, vous savez que c'est moi-même qui
ai fait l'éducation de ce jouvenceau. Or, j'ai décidé
de mettre un frein aux emportements de sa jeunesse ardente. Il
n'a que trop fait parler de lui pour des adultères et des
désordres de tous genres. (3) Je veux ôter à
cette fougue tout prétexte, et la contenir par les chaînes
de l'hymen. Il a fait choix d'une jeune fille, et lui a ravi sa
fleur. Elle est sa possession, qu'il la garde : heureux dans ses
embrassements, qu'il en jouisse à toujours. (4) Se tournant
alors du côté de Vénus : Vous, ma fille, dit-il,
ne vous affligez pas; ne craignez pour votre rang ni pour votre
maison l'injure d'une mésalliance. Il s'agit de noeuds
assortis, légitimes, et contractés selon les formes
du droit.
L'apothéose de Psyché et le mariage (VI, 23,
5 - 24, 4)
(5) Il ordonne aussitôt à Mercure d'enlever Psyché,
et de l'introduire devant les dieux. Jupiter présente à
la jeune fille une coupe d'ambroisie : Prends, Psyché,
lui dit-il, et sois immortelle. Cupidon et toi, qu'un noeud indestructible
vous unisse à jamais.
(VI, 24, 1) Soudain se déploie le splendide appareil des
noces. Sur le lit d'honneur, on voyait l'époux tenant dans
ses bras sa Psyché; et, dans la même attitude, Jupiter
avec sa Junon. Venaient ensuite tous les dieux, chacun selon son
rang. (2) Le nectar circule (c'est le vin des immortels); Jupiter
a son jeune berger pour échanson; Bacchus verse rasade
au reste de l'assemblée. Vulcain s'était chargé
de la cuisine. (3) Les Heures semaient partout les fleurs et les
roses, les Grâces répandaient les parfums, les Muses
faisaient entendre leurs voix mélodieuses. Apollon chanta
en s'accompagnant de la lyre, et les jolis pieds de Vénus
dessinèrent un pas gracieux, en le réglant sur ces
accords divins. Elle-même avait ainsi complété
son orchestre : les Muses chantaient en choeur, un Satyre jouait
de la flûte, un Faune du chalumeau. (4) C'est ainsi que
Psyché fut unie à Cupidon dans les formes. Une fille
naquit de leurs amours : on l'appelle la Volupté.
( Apulée, Mét., IV, 28, 1 - 32, 4)
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